Le destin sacrificiel d’une femme amoureuse d’un caïd dans la pègre chinoise. A l’ampleur d’une fresque romanesque déroulée sur vingt ans se joint l’acuité intimiste d’un portrait bouleversant.
Jia Zhang-ke n’a que 48 ans, et c’est sans doute un peu tôt dans une vie de cinéaste mais il émane de lui quelque chose de l’ordre du génie accompli, de l’artiste achevé, trônant impérialement sur une œuvre faite et déjà récompensée partout où il faut l’être : à Venise (un Lion d’or pour Still Life en 2006), à Cannes (un prix du scénario pour A Touch of Sin en 2013 ; un Carrosse d’or pour l’ensemble de son œuvre en 2015, prix-hommage dont il est, avec la réalisatrice Naomi Kawase, le plus jeune récipiendaire ever) où il apparaît désormais comme un vétéran – avec les risques d’y endosser peu à peu un statut moins souhaitable : de l’incontournable à l’habitué, de l’habitué à l’élément de décor, beware.
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Mais sous une vaine problématique de statut se cache surtout celle de l’œuvre : où emmener, pour la renouveler et la garder palpitante, l’obsession de Jia pour l’essor contemporain d’une Chine terrifiante, qui écrase les destins sous les forces telluriques de l’urbanisme (la transformation prométhéenne de l’espace et de la nature) et sa folle oppression des plus faibles (variations sur des strates sociales condamnées à s’entre-dévorer) ? Où faire renaître avec un peu de fraîcheur son espèce de talent presque caricatural de grand maître, la majesté brute de son art du gigantisme ?
Avec Au-delà des montagnes, son dernier film, il signait en 2015 une fresque familiale soumise aux bouleversements économiques, géographiques, culturels, dont les personnages et les intrigues risquaient parfois de ployer sous le poids de l’allégorie. Dans Les Eternels, qui répond à la même logique chronologique (un rendez-vous en trois époques avec une poignée de personnages), il s’arrache à cette tentation programmatique, et renoue avec ce qui fait au fond la beauté de ses grands films : malgré la démesure, ils restent humains et déchirants.
Le vecteur de l’émotion est une femme, Qiao, interprétée par la muse du cinéaste, Zhao Tao, actrice de tous ses films (et peut-être plus grande actrice d’Asie) et ici âme perdue gravitant autour d’une petite bande de gangsters, crapules minables d’une ville minière du centre du pays (Datong) dont ils vont devenir peu à peu les caïds, les tyrans sans foi ni loi. A cette ascension, elle ne sera pas conviée : un sacrifice de sang l’emmène à la case prison, où elle paiera silencieusement le prix de son amour avant de trouver, à sa sortie, un monde qui l’a oubliée et ne veut plus d’elle. Là enfin, et parce que les puissants toujours tombent, Qiao demeurera pour les ramasser après leur chute, malgré l’abandon.
Tout ici redonne vie à Jia Zhang-ke. Il y a bien sûr le woman’s picture : on n’a pas filmé de longue date un destin de femme porté par un visage aussi torturé et vibrant, qui a, selon les chapitres, entre 20 et 40 ans, sans qu’aucun artifice ne vienne singer un âge – inutile puisque Qiao n’a que l’âge figé de la vie perdue et de la peine éternelle (beau titre français). Il y a bien sûr aussi le film de pègre, qui ne sert bien sûr pas à dégainer un thriller obéissant aux codes du genre (deux-trois scènes cinglantes nous prouvent que Jia Zhang-ke en serait parfaitement capable) mais plutôt à garder à portée de caméra la cruauté et la violence, tantôt sourde, tantôt déchaînée, toujours perverse.
Tout lui redonne vie et c’est d’autant plus beau que lui, dans le même geste, se donne un peu la mort : la charge autobiographique (du côté, cette fois-ci, du bandit qui successivement aime et renie Qiao, avant de déchoir misérablement dans ses bras) ne passe pas inaperçue pour ce grand auteur dont les années de conquête sont peut-être passées et qui, sur les hauts plateaux de son art, semble pris d’une morosité, d’une espèce d’affaissement. Certains fins connaisseurs du game mandarin nous ont même rapporté avoir décelé, dans une scène d’humiliation où les jeunes loups se paient cruellement le vieux lion, un avatar de la rivalité opposant le maître à la nouvelle garde chinoise, Bi Gan en tête. On ignore s’il faut pousser jusqu’ici l’allégorie mais on conviendra de ceci : Jia Zhang-ke n’est désormais jamais aussi beau que dans ce territoire de fatigue et de mélancolie. Les Eternels de Jia Zhang-ke, avec Zhao Tao, Fan Liao (Ch., Fr., Jap., 2018, 2 h 15)
Les Eternels de Jia Zhang-ke (Ch., Fr., Jap., 2018, 2 h 15)
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