La réalisatrice poursuit son autopsie intime à travers le récit d’une rupture amoureuse. Une comédie loufoque dévorée par la mélancolie.
Dans les nouvelles mésaventures autofictives de Valéria Bruni Tedeschi, il n’est question ni d’infertilité (Il est plus facile pour un chameau…) ni de la mort d’un frère (Un château en Italie), mais il s’agit bizarrement de son film le plus désespéré. On y pleure un être adoré qui a préféré aimer ailleurs. Le tout dans un cadre idyllique aux relents mortifères. Ce lieu, c’est une riche demeure familiale qui rappelle irrésistiblement celle d’Un château, bien qu’elle se trouve nichée sur la Riviera, mais compte aussi un certain nombre de personnages survoltés : mère, sœur, amis, mais aussi, ô surprise, employés de maison.
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Cette présence étonne tant on a pu reprocher par le passé à la cinéaste
ses œillères bourgeoises et autocentrées : pied de nez aux critiques (ou pas), Les Estivants piochent allègrement dans ce feuilleté social de maîtres
et de serviteurs, faisant fructifier à fond une somme de chassés-croisés amoureux et existentiels – cette nette ouverture accueillant de nouveaux venus dans une famille d’acteurs déjà identifiés, comme Yolande Moreau (en gouvernante pas farouche) et Brandon Lavieville, le héros cabossé du Ma loute de Bruno Dumont dont l’esprit loufoque et zinzin plane indéniablement ici.
Au centre de ce théâtre enflammé, on retrouve Bruni Tedeschi dans le rôle d’Anna, cinéaste sonnée par sa récente séparation avec le père de sa fille (Oumy Bruni Garrel), entourée de sa mère (Marisa Borini) et de sa coscénariste (Noémie Lvovsky). Mais aussi de sa soeur folle et son mari… Comme ses trois précédents opus, ces Estivants s’inspirent de sa vie, et chaque personnage fictif possède son double dans le monde réel, de Carla Bruni à Louis Garrel en passant par Nicolas Sarkozy, admirablement
épinglé sous les traits risibles d’un homme d’affaires pas net (Pierre Arditi).
Le génie propre au cinéma de Bruni Tedeschi repose dans l’édification de ces portraits, ces âmes fêlées proches des personnages de Tchekhov auxquels s’ajoute le degré d’écart et de similitude qu’ils offrent
avec leur modèle dans la vie. Ce réflexe qui nous pousse à les reconnaître est tout sauf voyeur : il participe d’un enrichissement vertigineux de la fiction,
particulièrement actif dans ces Estivants.
Mais ce quatrième volet va encore plus loin dans la mise en abyme. On est bien au-delà de l’autofiction enregistrant les tourments de son héroïne embourbée dans le chagrin : on l’observe à cette place inconfortable, jouissive mais casse-gueule de démiurge de sa propre vie (l’une des scènes les plus drôles du film est d’ailleurs celle où Anna passe l’oral du CNC dont le jury lui reproche son nombrilisme).
Interroger son art, c’était le cas, déjà, dans Actrices. Mais Les Estivants viennent six ans après Un château en Italie dont il constitue en quelque sorte le préquel – relatant les circonstances dans lesquelles le film avait été écrit –, et c’est l’oeuvre entière de Bruni Tedeschi qui devient un objet intrigant, relié par des liens secrets, des passerelles invisibles, créant un rapport au temps à la fois souverain et résigné. Le retour sur soi par la fiction permet-il d’amender un peu nos émois passés ? La réponse est non, et cette vérité impitoyable, si on peut l’alléger par des pitreries, condamne ses personnages à tâtonner dans la brume ou, comme à la fin des Estivants, à travers l’écran de fumée d’un plateau de cinéma.
Les Estivants de Valeria Bruni Tedeschi (Fr., 2019, 2 h 08)
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