Le festival mythique vu par Ang Lee, réalisateur du Secret de Brokeback Montain : un tremblement de terre aux secousses toujours virulentes. Premier touché : le village de l’Amérique profonde où tout a commencé…
En cette année de quarantième anniversaire du festival de Woodstock (“trois jours d’amour, de paix et de musique”), il fallait s’attendre à voir fleurir hommages et revivals. Les bougies ont notamment été soufflées par le magazine Rolling Stone, ce qui est tout sauf surprenant : le canard fondé par Jann Wenner a vu le jour dans les années matrices de Woodstock avant de devenir l’un des piliers de la culture rock et de prolonger l’esprit du festival dans ses pages.
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Plus étonnant, Ang Lee sort un film de fiction autour de l’événement – on n’imaginait pas que le réalisateur taiwanais de Tigres et Dragons, au style généralement bien repassé et cravaté, pouvait nourrir une passion pour Jimi Hendrix, l’esprit acid-trip, le style hippie débraillé ou les bains de boue à oilpé.
Au moment de Woodstock, Ang Lee vivait dans sa bonne ville de Kainan, avait 14 ans et préparait ses examens d’entrée au lycée. “C’était la guerre du Vietnam, se souvient-il, et ma ville servait de base à l’US Air Force. Les avions et les hélicoptères tournoyaient sans cesse au-dessus de nous. Taiwan en 69 était un endroit conservateur d’où l’on pouvait s’évader en se connectant à la culture populaire américaine. J’en avais un aperçu : films hollywoodiens, séries télé, chansons du top 10, news. Mais je ne connaissais pas le rock en profondeur, je n’avais pas idée de son essence “révolutionnaire”. Je ne parlais pas l’anglais couramment, qui était ma seconde langue au lycée. Pour regarder un film américain, j’avais besoin des sous-titres.”
Dans le Taiwan de l’époque, les lycéens avaient la tête rasée. Et s’il prenait l’envie aux jeunes de 20 ans de se laisser pousser les cheveux, la police veillait, éventuellement armée d’une paire de ciseaux. Ang Lee se souvient des premières images de Woodstock, en noir et blanc, au journal télévisé. Mais un mois après la conquête de la Lune, ce rassemblement lointain de jeunes chevelus ne signifiait pas grand-chose pour lui ou son pays. “La majorité de la société, moi inclus, considérait la culture rock comme une chose pittoresque mais pas sérieuse. Aller sur la Lune était une aventure incroyable, Woodstock restait un truc rigolo et sans importance.”
Ang Lee était donc plus Neil Armstrong que Louis Armstrong. Mais l’épisode Woodstock a grandi en lui au fil des années, tel un retour d’acide aux effets exponentiels. Maturité et citoyenneté américaine aidant, le réalisateur considère aujourd’hui Woodstock comme un fondement de notre culture occidentale. Il précise qu’un de ses longs métrages, The Ice Storm, traitait de la gueule de bois post- Woodstock. Mais vouloir consacrer un film à l’événement lui-même est une autre paire de boots. Comment représenter un tel mythe, qui de plus a déjà fait l’objet d’un documentaire culte, Woodstock de Michael Wadleigh, sorti en 1970 ?
C’est ici qu’intervient le récit d’Elliot Tiber, Hôtel Woodstock 1. Fils d’une famille juive qui tenait un motel décrépi dans un village voisin de la petite ville de Woodstock, dans l’Etat de New York, Tiber a loué l’un de ses terrains aux organisateurs du festival. Dans ce livre savoureux, il raconte les dessous du festival, les conflits avec les riverains hostiles, l’arrivée des businessmen et des mafieux, le débarquement de centaines de milliers de jeunes venus du monde entier. Un branle-bas de combat qui bouleverse le mortifère train-train provincial – et évoque les conflits actuels qui surgissent parfois entre organisateurs de raves et mairies ou riverains.
En découvrant ce bouquin, Ang Lee comprend qu’il tient son sujet : raconter Woodstock par le petit bout de la lorgnette, évi- tant ainsi les reconstitutions de concerts, forcément périlleuses, ou le risque d’une épopée édifiante. Pour se replonger dans un épisode dont il ne fut pas le témoin direct, il lit des coupures de presse, un tas de livres sur le sujet, des romans cultes comme Acid Test de Tom Wolfe, revoit aussi des classiques des sixties, se fait aider par des érudits du rock et de la contre-culture.
Son film a des airs de comédie, mais Ang Lee tenait beaucoup à éviter de porter un regard cynique et caricatural sur l’événement. Car si l’on peut toujours sourire de certains aspects superficiels de l’épopée woodstockienne – les coupes de cheveux, les colifichets, la naïveté, les expressions de langage –, il faut bien reconnaître que les aspirations politiques, sociales, existentielles de cette époque sont toujours d’actualité, sous une autre forme.
On désire toujours un monde plus juste, plus libre, plus vivable, plus convivial. Et des enjeux contemporains comme l’écologie, le développement durable, la décroissance ou le grand doute sur le modèle consumériste restent très proches des mots d’ordre des sixties.
La techno et la culture “rave” aussi apparaissent comme des prolongements des grands happenings psychédéliques de jadis, tant sur le plan musical que du côté des habitus comportementaux – communauté codifiée, transe collective. Ang Lee est convaincu de l’actualité de l’esprit de Woodstock : “Aujourd’hui, nous nous souvenons de ce moment comme le symbole d’une époque de grands changements sociaux et politiques, où tout semblait possible. On parlait d’égalité, de partage, de mélange des cultures, de respect de la nature… Tout cela reste d’actualité. Ce qui était impressionnant aussi, c’est le nombre massif de jeunes, résultat du babyboom. Et la jeunesse est innocente, idéaliste, fraîche. Cette population jeune percevait l’hypocrisie de l’establishment, elle ne faisait plus confiance aux dirigeants du monde. Elle était aussi convaincue que le monde pouvait être changé.” Le réalisateur nuance aussitôt : “Nous avons toujours les mêmes aspirations à la liberté, à la justice, mais nous ne croyons plus qu’il est possible de changer le monde. Woodstock, c’était ça : 500000 jeunes se réunissant malgré les conditions inconfortables de camping sauvage, de pluie, de boue, d’embouteillages monstres… autour de l’idée de changer le vieux monde. sans compter le million de personnes qui n’a pas pu passer l’entrée. Ils n’ont pas changé le monde mais ont réussi à créer une utopie temporaire. C’était fragile, naïf, irréaliste, mais précieux.”
Plus modestement, le festival de Woodstock a aussi fait des petits dans le domaine plus circonscrit de la musique et de l’entertainment. Il y eut fin 69 le négatif absolu de Woodstock, le bad trip Altamont, où un spectateur noir fut poignardé à mort après une nuit de baston générée par des Hells Angels complètement défoncés. Nuit où Mick Jagger eut la frousse de sa vie. Tout cela est fort bien documenté dans l’excellent film des frères Maysles, Gimme Shelter.
En 1984, ce fut Live Aid, le Woodstock du business mondialisé orchestré par Bob Geldof et “sponsorisé” par Concorde, réunissant le gratin de la planète rock, notamment les icônes Rolling Stones et Bob Dylan qui avaient loupé Woodstock. Aujourd’hui, Les Eurockéennes, Rock en Seine, Benicàssim et La Route du rock sont tous plus ou moins des rejetons de Woodstock, du moins en ce qui concerne le rassemblement de masse autour d’une brochette de musiciens.
Mais quel événement de nos années 2000 pourrait enfiler le costume de Woodstock du XXIe siècle du point de vue de l’esprit et de l’impact sociétal ? Ang Lee pense comme nous : “L’élection d’Obama est une utopie qui s’est réalisée. Pendant que je montais le film, j’ai reçu un coup de fil surprise de l’un de mes fils, qui se trouvait à Washington pour la cérémonie d’investiture. Et même s’il était loin de la scène et voyait l’événement par écran géant interposé, il était excité d’en faire partie. Quand je lui ai demandé comment et surtout pourquoi il était là-bas, il s’est écrié : “C’est comme aller à Woodstock !”
1. Aux Editions Alphée.
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