Carnivore ou végétarien, gros poisson exotique ou véritable serial killer… Voilà des lustres que le requin balade sa silhouette acérée dans les tréfonds du cinéma. Retour, en quelques points, sur nos requins préférés.
Cela commence souvent de la même manière. A la surface de l’eau, comme suspendus dans les airs, de petits corps agités barbotent gaiement. Rien ne semble pouvoir troubler le bonheur des baigneurs filmés en contre-plongée si ce n’est l’apparition furtive d’une ombre reptilienne. Très vite, la paisible baignade se meut en une boucherie géante : mouvement de panique, cris et mares de sang. En un rien de temps, le paradis bleu s’est changé en chaos sanglant.
Au cinéma, et notamment depuis qu’un jeune réalisateur du nom de Steven Spielberg s’empara du script de Peter Benchley intitulé Jaws, l’attaque de requin est un devenu un prototype offrant invariablement le même genre d’image, vue et revue, mais dont le mécanisme fait éprouver, à chaque fois (ou presque) le même effroi. Mais le requin a-t-il toujours été associé à cette peur incontrôlable ? La sortie en salle ce mercredi d’En eaux troubles ainsi que la parution le 21 septembre prochain du livre Bad Requins, l’histoire de la sharksploitation était l’occasion parfaite pour revenir, en quelques points, sur nos requins préférés de l’histoire du cinéma.
1) L’Avant Dents de la mer ou le requin comme « caution exotique«
La sharksploitation (« films mettant en scène un requin comme personnage ou élément du récit » comme nous l’indique Claude Gaillard, co-auteur du livre sur la question) n’est pas née avec Les Dents de la mer. Si le film de Steven Spielberg est devenu le déclencheur d’une véritable « Shark mania », le cinéma s’était déjà, bien avant, épris de cette redoutable bestiole. En 1932, Howard Hawks réalise Le Harpon Rouge, ou Tiger Shark en anglais. Un titre original pour le moins trompeur tant le film s’éloigne des codes du roman d’aventure annoncé. Il y aura certes des matelots dévorés et une main déchiquetée, mais ce qui intéresse avant tout Hawks n’est pas tant les péripéties aquatiques de ses personnages que la romance triangulaire qui se joue entre eux. En 1950, dans Killer Shark de Budd Boetticher, un jeune garçon blondinet embarque sur un cargo de pêche pour traquer un requin. Plus qu’une véritable mise en danger, la chasse s’apparente ici à un rite initiatique. Le requin n’est alors qu’une présence lointaine, enfouie dans les profondeurs des flots. Quelques années plus tard, l’adaptation live du roman culte de Jules Verne 20000 lieues sous les mers donne à voir une courte séquence d’attaque de requin, tandis que John Sturges avec Underwater plonge sa caméra dans les eaux chaudes des caraïbes. Mais là encore, les cinéastes semblent plus intéressés par son espace de vie que par l’animal lui même.
Un an plus tard, Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle donneront une vision anthropologique de la faune marine avec Le monde du silence. En 1958, c’est au tour du roi de la série B, Roger Corman, de réaliser son shark movie. S’il est considéré comme premier jalon de la sharksploitation, She Gods of Shark Reef, utilise lui aussi la figure du requin davantage comme une toile de fond. Plus qu’une véritable menace pour l’homme le requin est ici « une caution exotique », comme nous l’indique Claude Gaillard, un ennemi lointain, synonyme de virilité pour quiconque s’y confronte – la saga James Bond s’en souviendra puisque non seulement nombreux épisodes comportent des requins mais aussi et surtout parce que son célèbre grand méchant aux dents d’acier porte le nom du redoutable squale.
2) Shark ! de Samuel Fuller (1969) : le requin dans le réel
Il faudra attendre 1969 et Samuel Fuller pour que la figure du requin change de statut, fracasse les cloisons de l’imaginaire et s’immisce brutalement dans le réel. Si dans Shark! , le requin n’est encore qu’une présence menaçante et distante (le véritable prédateur du film n’est autre que l’homme), l’envers du décor, lui, rend plus que jamais tangible sa dangerosité. Et pour cause, durant le tournage du film, l’un des cascadeurs trouve la mort… dévoré par un requin. Un tragique événement que les producteurs du film, avides de sensations fortes et de dollars, n’hésiteront pas à utiliser comme argument marketing de premier plan.
3) Les dents de la mer de Steven Spielberg (1975) : la création d’un genre à part entière
Une soirée au clair de lune, de jeunes amoureux enlacés puis un bain de minuit arrosé et meurtrier… En 1975, en seulement quelques images, Steven Spielberg fixe à jamais la peur du requin dans l’inconscient collectif. Dès lors, les joyeuses baignades d’été n’auront plus vraiment le même goût et quiconque ayant découvert enfant Les Dents de la mer restera à jamais hanté par cette peur des eaux troubles. Fini le requin exotique, Spielberg en fait un redoutable mangeur d’hommes, « un croquemitaine de film d’horreur moderne au même titre que le zombie dans La nuit des morts vivants, Freddy Krueger dans Les griffes de la nuit, Jason dans Vendredi 13 ou encore Michael Myers dans Halloween… « , en somme « une version aquatique du grand méchant loup » précise Claude Gaillard.
« Que se passerait- il si l’un de ces spécimens s’approchait de nos rivages et ne voulait plus en repartir ? » C’est en formulant cette simple hypothèse que Peter Benchley, écrivain américain, entreprend l’écriture de Jaws. Avant même la sortie de ce qui deviendra instantanément un best-seller, les producteurs Richard Zanuck et David Brown achètent les droits du livre. Spielberg, qui n’a à l’époque réalisé qu’un long métrage et un téléfilm, dévore le roman en une nuit et convainc la production de lui léguer le bébé. En juin 1975, le film est distribué aux Etats-Unis et une horde de spectateurs, mi-apeurée mi-fascinée, se bouscule dans les salles obscures. Deux ans avant La Guerre des étoiles, Steven Spielberg vient de créer le blockbuster estival et d’inscrire le film de requin comme un genre à part entière dans l’histoire du cinéma.
Mais alors que le cinéma s’est déjà intéressé à la figure du requin, comment expliquer un tel engouement autour d’un film à l’intrigue si minimale (traquer un requin carnassier) ? Et bien probablement parce que jamais la bête ne ce sera approchée si près de la terre ferme – de ses plages bondées, de ces corps dénudés, de ces bambins en culotte courte – du quotidien le plus banal en somme, celui d’une Amérique middle-class des années 70. Avec Les Dents de la mer, le requin traverse l’écran de cinéma et devient la nouvelle peur du XXe siècle. Plus qu’un élément de décor, il devient désormais l’acteur principal du film. L’ère de la sharksploitation peut enfin véritablement commencer.
4) Remake et séquelle en pagaille
Il y aura donc un avant et un après Les Dents de la mer, pour le meilleur et surtout pour le pire. Succession de suites et remake en tout genre : le modèle spielbergrien est décliné un peu partout et à toutes les sauces. Une morue géante au Brésil (Bacalhau d’Adriano Stuart), une pieuvre en Italie (Tentacules de Ovidio G. Assonitis), un revenge movie au Portugal (Deep Blood de Joe d’Amato), un énième remake en Italie (Mort au large de Enzo G. Castellari) ou encore un porn soft mexicao-britannique (Tintorera de René Cardona Jr)… Chacun y va de son grain de sable.
Mais très vite la shark mania s’essouffle. Il faudra attendre les années 2000, et notamment Peur Bleue (1999), pour que la machine se réenclenche. Des sociétés de production tels que Nu Image Attach ou Asylum sont spécialement créées, la saga Shark Attack, est produite. Le requin est désormais la mascotte des nanars. Plus qu’un genre horrifique, le film de requin est devenu une recette déclinable à l’infini : un combo implacable avec blonde (ou brune) sexy, brun (ou blond) sexy et vilain requin.
Après Martine à la plage, Martine fait ses courses ou Martine je n’sais où, le requin, devenu monstre tout terrain aussi agile dans les flots que sur la terre ferme (si, si), a droit lui aussi à sa propre collection : Shark in Venise de Danny Lerner (2009), Beach Shark de Mark Atkins (2011) (requin surgissant du sable), Ghost Shark (requin fantôme), Avalanche sharks, Mega Shark VS Giant Octopus (un requin volant dans les airs), la franchise Sharknado, Jurassic Shark ou encore l’Attaque du requin à deux têtes…
5) Réhabilitation du genre : Open Water – En eaux profondes de Chris Kentis (2004) et Instinct de survie de Jaume Collet-Serra (2016)
Fort heureusement, au milieu de cette galerie de monstres en carton pâte numérique, certains réalisateurs auront su réhabiliter le genre avec une certaine justesse et même à s’approcher de ce qui faisait la réussite Des Dents de la mer : terrifier sans jamais trop montrer. Parmi eux, Chris Kentis. En 2004, ce jeune réalisateur américain inconnu au bataillon crée l’événement avec Open Water – En eaux profondes. Réalisé avec trois sous et vidé de tout sensationnalisme, Open Water est inspiré d’un fait divers où deux vacanciers abandonnés trouvèrent la mort. Avec trois fois rien (une caméra HD, un couple de comédien et l’immensité de l’océan), Chris Kentis réalise un huis clos maritime où la moindre houle peut être synonyme du pire. Treize ans plus tard, Jaume Collet-Serra (Esther, Night Run) redore davantage le blason de la sharksploitation avec Instinct de survie. Porté par une mise en scène tapageuse directement héritée des série B dont il se revendique, le film repose sur un simple concept : placer le corps d’une super sexy surfeuse blonde (Blake Lively) sur un rocher perdu au milieu de l’océan et voir ce qu’il s’y passe.
6) Nemo et le requin végé
On a beau chercher, aucune trace de requin ou autres vilaines créatures marines du côté d’un cinéma d’auteur. Côté animation en revanche, l’offre est pléthorique : un requin fan de ping pong dans Zig et Sharko, un autre visiblement très sensible au poivre dans un épisode de Tom et Jerry, de gentils requins amateurs de théâtre dans un épisode de Flipper et Loapaka ou un autre végétarien obligé de prouver sa virilité à papa requin (doublé par De Niro, il fallait le trouver)… Le cinéma d’animation affectionne particulièrement les gros poissons et oeuvre même à adoucir l’image carnassière du squale. Parmi la longue liste, ceux qui auront détourné avec le plus de génie cet archétype sont les studios Pixar avec leurs requins en pleine reconversion végétarienne dans Le Monde de Nemo. A l’inverse de Gang de Requin, où le brave Lenny ne peut absolument pas croquer le moindre plancton, ceux du Monde de Nemo sont eux en pleine désintox, toujours à deux doigts du pétage de câble. Pour tenir bon, les repentis participent aux « Mangeurs de poissons anonymes », où chacun raconte sa vie passée de prédateur. Mais résister à sa nature prédatrice n’est pas chose facile.
7) La Vie Aquatique de Wes Anderson (2005)
Enfin, finissons cette évocation sur une note plus douce (et de meilleur goût) avec la très raffinée Vie Aquatique de Wes Anderson, qu’on ne peut évidemment pas rattacher au genre horrifique du « shark movie » mais où le requin occupe une place essentielle. Célèbre océanographe et navigateur, Steve Zissou (Bill Murray), bonnet rouge vissé sur la tête à la Cousteau auquel le film est dédié, traque nuit et jour un requin jaguar, à l’origine de la disparition d’un ami cher. Ici le requin n’est bien sûr qu’un prétexte pour le hargneux Zissou qui concentre toute sa rancœur d’homme vieillissant sur ce mystérieux poisson. Mais une fois trouvé, le joli requin n’est plus l’adversaire redoutable qu’on attendait. A sa vision, l’homme en colère laissera enfin échapper, en sanglot, la vérité de sa quête veine : faire le deuil d’une vie passée où l’on aurait toujours aimé avoir 12 ans, « mon âge préféré ».