Un nouveau film tendu et radical et une rétrospective à la cinémathèque française : le beau retour d’un auteur phare des années 90.
Depuis vingt-cinq ans, le corps et le visage de Hsiao Kang, qui sont ceux de l’acteur Lee Kang-sheng, s’exposent dans la durée d’une lente transformation. C’est peut-être la seule “histoire” de tout le cinéma de Tsai Ming-liang.
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Dix-neuf longs et courts métrages d’une histoire à l’arrêt, une vie en somme plutôt qu’un personnage. Alors que sort son dernier film, Les Chiens errants, et que la Cinémathèque française projette les précédents, l’œuvre du cinéaste taïwanais, pourtant si cohérente, apparaît étrangère à l’idée de rétrospective.
Il n’y a aucun passé, aucun regard en arrière possible, mais l’acte unique et répété de regarder le temps qui se dépose dans la matière. La vie de Hsiao Kang : une épopée sans récit, minuscule et grandiose, où un visage tient lieu de destin. Dans Et là-bas quelle heure est-il ? et Visage, Tsai filmait à Paris un Jean-Pierre Léaud dingo, matrice de tous les alter ego, comme une figure parallèle à Hsiao Kang. L’identité du cinéma et de la vie, dans leur expérience commune du temps et de son absence de sens, s’y révélait par le burlesque.
La lenteur brutale, sexuelle, du cinéma de Tsai Ming-liang, avec ses pics d’intensité énigmatiques, va plus loin de film en film. Plus loin, plus long, un cinéma qui empire. Les fuites et infiltrations de The Hole, la contamination par l’eau de La Rivière, l’humidité charnelle de La Saveur de la pastèque, tous les écoulements et écroulements dans les interstices des villes-monstres s’aggravent, jusqu’à ces Chiens errants, film conçu comme le dernier film du cinéaste, tombé malade au moment du tournage.
A Taipei, sous une pluie constante, Hsiao Kang dort avec ses deux enfants dans une pièce nue. Ils mangent dans la rue et se lavent dans les toilettes publiques. Lui, gagne de quoi survivre en tenant des panneaux publicitaires, debout aux carrefours venteux. Trois femmes, qui pourraient être un unique personnage, apparaissent à leurs côtés à différents moments du film, mères errantes rappelant la possibilité fragile d’une tendresse qui a déserté le monde. “Quand finira le chagrin des sujets de l’empire ?”, demande la vieille chanson des temps héroïques que fredonne Hsiao Kang, devenu homme-sandwich et homme-statue.
Quand ? Mais le temps semble avoir fui. Le film n’avance pas, il se morcelle, accole des moments hétérogènes, des actions sans suite, des splendeurs sans espoir. On ne pourra pas reconstituer une succession : ce qui nous est donné à voir se constitue en plans autonomes, dans un ordre qui présente la radicale absence d’ordre. Une chronologie cassée avant même de naître. C’est ce que Tsai nous intime de regarder, salaud sublime, comme John Ford savait lui aussi qu’il ferait avec Seven Women (Frontière chinoise), son dernier film : il n’y a rien que ça, pas d’espoir. C’est le fin mot, dérisoire, de l’épopée de Hsiao Kang.
Regarde, ouvre grands les yeux, regarde. Regarde la maison, même les fuites sur les murs ont séché, l’eau s’est retirée des sillons. Vois cette fresque sur le mur d’une ruine, un paysage ancien, panorama d’avant la grande nuit. Regarde longtemps, une éternité, ce plan peut-être le plus fou de désespoir et de confiance en l’œil humain.
Quand ? Pas d’espoir ? La vie de Hsiao Kang, héros sans cause des Rebelles du dieu néon (1992), ruisselant du cri silencieux de Vive l’amour (1994), éternellement plein d’un désir dissout dans le chaos du monde hors-champ, s’interrompt provisoirement devant cette fresque. Les meutes de chiens ont disparu des ruines. La pluie est arrêtée.
Les Chiens errants atteint quelque chose comme l’absence de temps, la durée vide, le tarissement de cette fuite qui s’achappait du plafond de film en film, eau courante, flux, averse, pisse, sperme, sueur, larmes. Hsiao Kang, debout sous le regard noir de Tsai, a échappé à l’empire du temps.
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