Les César sont-ils en train de devenir un instrument de résistance et les défenseurs inattendus du cinéma art et essai ? Début de réponse avec les nominations 2006.
Par Jean-Marc Lalanne
Dans un excellent épisode de la série Nip/Tuck, une éthologue, spécialisée dans le comportement des gorilles, vient voir nos deux chirurgiens esthétiques, pour leur exposer les affres d’un de ses spécimens. En effet, ce gorille femelle souffre d’un complexe physique qui l’empêche d’avoir des rapports sexuels avec ses congénères mâles. En raison d’une tache sur son visage, elle est mise à l’écart de sa communauté. Et l’éthologue craint qu’en période de reproduction, le gorille mâle ne l’attaque violemment en raison de ce stigmate.
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Les bienfaiteurs à bistouris de Nip/Tuck, d’abord un peu perplexes, se décident à opérer l’animal et effacent sur le bloc opératoire la marque qui le défigurait. Décomplexée et désormais sûre de sa séduction, madame gorille va donc au-devant du mâle qui lui était promis. Lequel, inentamé dans sa fureur phobique, l’attaque immédiatement, jusqu’à lui donner la mort. Eplorée, l’éthologue en conclut que les singes bénéficient d’un sixième sens et savent, au-delà de la normalité d’une apparence et des artifices de la chirurgie, ce qui au fond relève de la différence.
C’est cette belle histoire triste qui nous est revenue en mémoire en apprenant l’absence totale aux nominations des César du merveilleux film des frères Larrieu, Peindre ou faire l’amour. Les votants des César sont un peu comme ces gorilles mâles de Nip/Tuck. Ils ne se laissent pas facilement gruger. Malgré tous les atours qualité France du film, son casting cossu, son très vif succès public, et pour tout dire son profil de candidat idéal aux récompenses, une sorte d’instinct animal leur a permis d’identifier dans Peindre ou faire l’amour ce que le film avait, en son for intérieur, de profondément bizarre, singulier, dérangeant et finalement peu consensuel. Cette mise à l’écart totale de Peindre ou faire l’amour (même les très césarisés Azema et Auteuil, pourtant ici à leur meilleur, n’ont pas été nommés) est donc la plus mauvaise surprise des dernières nominations des César.
Pourtant, on ne peut pas reprocher aux votants d’avoir plébiscité la part la plus commercialement agressive du cinéma français. A l’exception de Joyeux Noël, aucun des blockbusters programmés ne se retrouve parmi les nominations du meilleur film. Longtemps perçu comme une institution réactionnaire ne récompensant que le succès, préférant les apparatchiks aux marges de l’industrie, les César sont progressivement devenus « de gauche », se transformant en une caisse de résonance particulièrement exposée aux revendications des intermittents et privilégiant une certaine idée de l’art et essai.
On se souvient du coup de tonnerre du palmarès de l’année passée, réservant les prix les plus prestigieux (film, acteur, actrice) à L’Esquive, Quand la mer monte et Rois et reine, plutôt qu’aux Choristes, Un long dimanche de fiançailles et Podium. On sait le fiel déversé contre cette prétendue dérive élitiste dans une partie de la presse et on dit même que Canal+, puissance invitante de la cérémonie, ne voyait pas d’un très bon œil, en dépit d’une très bonne audience, cette façon de faire monter sur scène des artistes mal connus du public tandis que les poids lourds du cinéma français restaient cloués et déconfits sur leurs fauteuils.
Pas de retour de bâton pour l’édition suivante : la plupart des succès art et essai de la saison (à l’exception donc des Larrieu) trustent les principales nominations : L’Enfant, Le Petit Lieutenant, et dans une moindre mesure Caché et Le Promeneur du Champ-de-Mars (privés de nomination en meilleur film). Des films moins exposés encore comme Va, vis et deviens ou Je ne suis pas là pour être aimé se trouvent également plébiscités. Les César ont tellement manifesté ces dernières années une défiance par rapport au star-système, que Patrick Chesnais et Anne Consigny (interprètes de Je ne suis pas là pour être aimé) font même figure de favoris devant Nathalie Baye, Isabelle Huppert ou Michel Bouquet.
Certes, cette défense d’un cinéma minoritaire au box-office privilégie quand même les films les plus publics (Jacques Audiard, avec De battre mon cœur s’est arrêté, reste le grand favori) et menace aussi de verser dans l’humanisme un peu mièvre, prônant les films à grand sujet (Va, vis et deviens) plutôt que ceux portés par un pur désir d’esthète (les Larrieu donc). Cette année pourtant, le grand marginal Philippe Garrel, pour la toute première fois depuis la création des César (et en dépit de nombreux joyaux), passe une tête dans le pré-palmarès. Meilleur espoir masculin (Louis Garrel) et meilleure photo (William Lubtchansky). C’est bien sûr dérisoire pour un chef-d’œuvre comme Les Amants réguliers, mais c’est aussi, indubitablement, le signe fort d’une transformation pour une institution qui se décide enfin à ne plus négliger ses franges les plus radicales.
Par leurs votes, les professionnels du cinéma français voudraient-ils réguler ce qui de toutes parts s’apparente à un formatage croissant de la production (dictature de la comédie, exigences de plus en plus martiales des chaînes de télévision) ? Les César sont-ils en train de devenir un instrument de résistance et un porte-voix de la corporation du cinéma adressé aux financiers qui la gouvernent ? Et surtout des coups d’éclats comme celui du palmarès de l’an dernier ont-ils un effet dans le réel ? Encouragent-ils vraiment à prendre plus de risques sur des projets équivalents à L’Esquive ?
Lorsqu’on interroge certains professionnels sur la question, l’humeur est plutôt au scepticisme. Tel cinéaste-producteur voit même cette victoire de David sur Goliath comme un leurre, un cache-misère dont l’effet pervers serait de masquer que, par ailleurs, la place pour des films d’expression personnelle se réduit comme peau de chagrin. Pourtant, si on observe simplement le niveau quantitatif de production, nulle raison de s’inquiéter. En 2005, plus de 200 films ont été produits en France, soit une augmentation sensible par rapport aux chiffres de l’année précédente. Les systèmes de protection français (CNC, obligations d’investissements des chaînes télé…) permettent cette bonne tenue de la production.
Mais cette apparente bonne santé masque d’autres problèmes. D’abord celui de la part relative du cinéma d’auteur dans cet ensemble en expansion. Beaucoup de jeunes cinéastes se plaignent d’être contraints de recourir à des castings prévisibles, réduits à quelques noms associés à des succès récents. Telle cinéaste dont le précédent film a pourtant été un succès n’arriverait pas à financer son nouveau film, car le profil de son scénario serait trop atypique et son casting perçu comme insuffisamment porteur.
Mais c’est surtout en aval de la production, au niveau de la diffusion, que la vie des films se trouve le plus fragilisée. Les films peuvent exister, mais ils ne sont plus montrés, ou à la sauvette. Leur durée de vie ne cesse de s’amenuiser. Peut-être faudrait-il envisager la mise en place de nouvelles mesures de protection contraignant les exploitants à étendre la durée de vie des films dans les salles (elle est aujourd’hui d’une semaine), afin d’enrayer un turn-over qui pénalise les films à moindre valeur d’affichage ou ne bénéficiant pas des outils de promotion les plus performants.
Quel avenir pour un cinéma d’auteur personnel, inventif, donnant des clés de compréhension de la société et du monde, dans un monde en pleine furie du divertissement et des retours rapides sur investissement ? Cette inquiétude qu’on sent croître chez tous ceux qui font la vie de l’art et essai en France (distributeurs, producteurs, cinéastes…) finit par filtrer dans les films. Dans Je ne suis pas là pour être aimé, dans De battre mon cœur s’est arrêté, l’art (la danse de salon, la pratique du piano) devient cette terre promise, cet ailleurs délesté des contraintes du monde marchand (le quotidien professionnel des huissiers et des marchands de biens y est dépeint comme le lieu de toutes les violences et humiliations), qui luit à l’horizon d’existences fourbues.
Un monde où chacun deviendrait musicien ou danseur de tango, soustrait à la tyrannie de l’ordre économique, telle est l’utopie promue (non sans une certaine naïveté) par la petite république des César. ||
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