Le film de sabre mythique de Wong Kar-wai renaît quinze ans après. Une splendide fresque, pétrifiée de mélancolie, sur la catastrophe de l’amour.
De Wong Kar-wai, lorsqu’il est apparu sur la scène du cinéma mondial, on a pu dire qu’il était une sorte de Leos Carax de Hong Kong. Même terreau cinéphile fait d’attachement ardent pour le cinéma moderne des années 60 (Godard en tête), même ressaisissement de cette cinéphilie par un maniérisme contemporain nourri d’esthétique de vidéoclip, même lyrisme de l’amour fou et même goût pour la construction d’icônes. Dans ce jeu d’échos, Les Cendres du temps tient un peu, dans l’œuvre de Wong Kar-wai, la place des Amants du Pont-Neuf dans celle de Carax. Les deux films (chacun étant le troisième de son auteur) ont en effet connu de violentes crises de production, aboutissant à une interruption de tournage de plusieurs années.
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Lorsque Wong met le film en chantier, son précédent film, Nos années sauvages, n’a pas connu une carrière commerciale très brillante mais vient de remporter une belle moisson d’awards hong-kongais. Le cinéaste jouit d’une réputation de jeune génie et obtient pour son nouveau projet un casting mirifique composé des plus grandes stars de la colonie. Depuis déjà une dizaine d’années, la nouvelle vague de Hong Kong, notamment autour de Tsui Hark, a remis à la mode le wu xia pian (film de sabre en costumes), et WKW décide d’adapter l’œuvre d’un écrivain contemporain extrêmement populaire auprès des jeunes lecteurs asiatiques, Jing Yong, sorte de Stephen King de la littérature d’arts martiaux.
Débuté en 1992, le tournage s’interrompt brutalement au bout de quelques mois, suite à une série de dépassements de budget. Wong Kar-wai doit mettre en œuvre un autre film, beaucoup plus modeste, un polar contemporain tourné à l’arrache avec une partie du casting des Cendres du temps, pour refaire circuler des capitaux. Ce sera Chungking Express, le plus gros succès de son auteur. Tandis qu’il postproduit ce nouveau film, deux ans après son premier jour de tournage, WKW boucle le budget des Cendres du temps, repart dans le désert chinois et parvient à terminer son film de sabre.
D’un tournage à l’autre, les équipes ont changé, et visuellement le film est d’une grande disparité, jamais étalonné de la même façon. Grâce aux soins du numérique, quatorze ans plus tard, WKW et son chef opérateur Christopher Doyle ont tâché de gommer ces scories, unifier plastiquement les séquences entre elles, tenté de clarifier un récit réputé incompréhensible. Mais ce redux tardif ne modifie que très peu l’effet produit à son époque par l’original. A la fois ramassé (1 h 30) et d’une sinuosité romanesque, toujours un peu obscur dans sa narration mais d’une extraordinaire puissance d’évocation, Les Cendres du temps est définitivement splendide.
Le film se situe à la genèse du roman, et ses chevaliers n’ont pas encore accompli la plupart des actions héroïques qui en feront des légendes (un rapide carton prend soin de fixer leur sort à leur dernière apparition). Et pourtant l’essentiel a eu lieu avant, à savoir la catastrophe de l’amour. Chaque personnage est le cadavre vivant d’une passion avortée. Les femmes attendent, sur le pas d’une porte, dans une chambre rouge, aux abords d’une mare. Les hommes traversent des continents, mais ne rejoignent jamais la bonne personne. Le désert est la plaque tournante d’une cartographie du Tendre dévastée où chacun n’a plus qu’à se morfondre, rongé par les regrets. Il y a même un vin magique, qui a pour vertu de provoquer l’oubli – et dont la fonction, et la façon de déterminer jusqu’à la forme, labile et évanescente du film, évoque beaucoup l’opium d’Il était une fois en Amérique de Leone. Peu de combats dans ce film de sabre pétrifié de mélancolie. Tout le monde sait de toute façon que la partie se joue ailleurs que dans les armes et qu’elle est déjà perdue. Du temps et des amours anciennes subsiste un tourbillon de cendres. Mais qui, quinze ans après, brûlent encore.
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