Pour leur numéro de mai, « Les Cahiers du Cinéma » ont concocté un dossier spécial où ils donnent la parole aux mobilisés contre la sélection à l’université.
Dans leur nouveau numéro, Les Cahiers du Cinéma font la couv’ sur Mai 68. S’ils commémorent l’événement avec un compte rendu du festival de Cannes interrompu par Godard & co et des textes sur Chris Marker, les groupes Medvedkine et autres joyeux indisciplinés, ils investissent le présent le plus immédiat en donnant la parole aux mobilisés contre la loi ORE (Orientation et Réussite des Étudiants) accusée d’installer la sélection à l’université à travers Parcoursup.
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Au sommaire de mai : Cannes 2018 + producteurs français + Cannes 1968 + La sélection à l’université + Chris Marker + Mai 68 en films…
Découvrez le sommaire complet : https://t.co/M0kIUekDrQ pic.twitter.com/DQSsdEBkk8— Cahiers du Cinéma (@cahierscinema) 4 mai 2018
Deux textes, l’un de Jean-Philippe Trias (enseignant-chercheur en histoire et esthétique du cinéma et de l’audiovisuel à l’Université Paul-Valéry de Montpellier), l’autre des enseignants du département cinéma de Paris-8 (au titre explicite : « Parcoursup : F For Fake »), relèvent l’hypocrisie d’une « sélection généralisée » qui contribuerait à accroître les inégalités sociales.
De leur côté, au cours de deux entretiens, les étudiants mobilisés de l’ESAV de Toulouse (École supérieure d’audiovisuel) et de l’Université Bordeaux 2 Victoire montrent bien qu’au-delà de la loi ORE, c’est la vision du monde que le gouvernement leur propose qu’ils contestent. En outre, ils s’interrogent sur la place des images dans la lutte.
L’hypocrisie du dispositif de Parcoursup
Jusqu’à l’année dernière, la méthode d’affectation des candidats « reposait principalement sur leurs souhaits d’orientation, exprimés par la hiérarchisation de leurs vœux (filière et établissement désirés dans l’ordre de leur préférence), quel que soit leur parcours préalable » explique Jean-Philippe Trias.
Parcoursup redistribue donc les cartes : pour être affectés dans une fac, les élèves devront désormais fournir des éléments quantitatifs (notes) et qualitatifs (CV, lettre de motivation et une « fiche avenir » remplie par le professeur principal et le proviseur). En résulterait un « tri social » qui indigne les enseignants en cinéma de Paris 8 : « un lycéen issu des classes populaires n’est pas à égalité avec son camarade dont les parents sont enseignants quand il s’agit de rédiger une lettre où s’exprime surtout sa faculté à faire fructifier son capital culturel et social« .
Plus largement, Jean-Philippe Trias pointe l’hypocrisie du processus qui « permet de gérer la pénurie de places et l’asphyxie budgétaire de l’université française, confrontée depuis des années à une augmentation constante du nombre d’étudiants, sans les moyens et les postes nécessaires pour assurer la réussite de toutes et tous« . Bien que la ministre de l’Enseignement supérieur répète que Parcoursup met un « terme à l’injustice du tirage au sort », la réalité semble moins évidente pour les professeurs :
Avec cette réforme, le ministère procède ainsi à un transfert de responsabilité politique particulièrement vicieux, faisant endosser aux enseignants-chercheurs, à leur corps défendant, la responsabilité d’un tri des étudiants en rupture avec l’un des principes fondateurs de leur conception de l’accès au savoir : l’égalité de traitement«
Étant donné le manque de personnel, un « traitement humain » des candidatures semble difficilement envisageable : « un logiciel va donc s’en charger, paramétré selon des critères inopérants et contestables« . Il paraît alors beaucoup plus difficile pour un élève en difficulté au lycée ou issu d’un milieu social défavorisé de se frayer une place à l’université.
« Godard, Truffaut, Kubrick, zéro de conduite ! »
Qui dit sélection dit évidemment compétition. Une vision qui va à l’encontre d’une université pensée comme un « lieu d’émancipation » et d’engagement collectif. « Notre intime conviction est que le dernier de la classe, pour peu qu’il en ait le désir, n’y a pas moins sa place que le bon élève » précisent les enseignants de Paris 8. Car, en effet, « sur quels critères choisir des étudiants dans le cadre d’une formation en art ?« . Leur texte énumère ainsi les grands noms du cinéma perçus comme des cancres dans le secondaire : Godard a raté son bac, Truffaut passait ses journées au cinéma plutôt qu’au collège, on disait de Kubrick qu’il était médiocre…
Les enseignants de Paris-8 rappellent que « l’université n’est pas destinée à former de bons petits ouvriers, employés, cadres dociles prêts à l’usage. Elle aide au développement d’une pensée critique et réflexive qui ne s’oppose pas à l’entrée des étudiants dans la « vie active », bien au contraire« . En y accédant, on peut ainsi « découvrir la richesse de l’œuvre d’un cinéaste, l’originalité de sa méthode, la façon dont il invente une économie du cinéma, apprendre à faire des films, à trouver son écriture personnelle, à mieux appréhender l’histoire et la géographie du cinéma« .
« Parcoursup : F for Fake », le texte des enseignants du département cinéma de Paris 8 pic.twitter.com/rhsBk9SsJG
— MariePruvostDelaspre (@MariePruvostD) 8 mai 2018
Dans cette perspective, Chloé, étudiante à l’Université de Bordeaux, définit la fac non pas comme un lieu de « formation » mais plutôt « d’instruction, d’acquisition de connaissances » : « nous voulons la libre circulation des savoirs et non pas la libre circulation des capitaux que le gouvernement met en avant« . Elle propose l’autogestion de son université « pour permettre aux plus défavorisés (étudiants migrants, sans-papiers, SDF, travailleurs précaires) de s’instruire« .
“Une lutte d’images”
« L’image est une arme mais aussi un bouclier et une preuve » selon Jean-Philippe Trias. Elle permet de témoigner des violences subies. La vidéo du débloquage « à coups de planches et de Taser » d’un amphi de la fac de Montpellier a permis de rendre visible ces actes perpétrés par une milice d’extrême droite. En manifestation, « caméras et téléphones sont devenus des cibles tenues à distance par les forces de police, quand ne sont pas arrêtés des étudiants qui documentent le mouvement« .
Les images servent à retranscrire le « quotidien de la mobilisation« . Les étudiants de l’ESAV s’interrogent sur la façon la plus juste de filmer la lutte : “On a envie de montrer les moments de vie que ça dégage. Que ce n’est pas seulement un combat contre une loi. C’est un combat beaucoup plus global, contre un mode de pensée, d’action, d’occupation de la parole, de représentation aussi {…} Quelle est la place d’un individu dans un collectif ? Il y est aussi question de la propriété, du logement. Il faut pouvoir raconter ça et le faire passer avant toute la violence qui blinde tous les médias, y compris les automédias (même si c’est très important). Une occupation, c’est un prétexte à vivre. À vivre, tout court. À faire voler en éclats cette routine qui ne s’arrête jamais”.
Créations de films collectifs, rencontres avec des cinéastes, conférences sur le cinéma militant, projections de films engagés, les étudiants et les enseignants mobilisés des facs occupées n’ont de cesse de penser aux rôles des images dans la lutte. Pierre Fourchard, étudiant de l’ESAV, confie par exemple que la découverte du Fond de l’air est rouge (que l’on peut visionner dans son intégralité à l’expo Marker à la Cinémathèque) l’a conforté dans son action : “Je ressens toute la rage derrière ce film et la manière dont il a été porté. C’est le genre de film qui nous nourrit, qui nous dit que c’est encore actuel et que tout est toujours à remettre en question”. Penser l’image devient ainsi une manière de penser le monde.
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