Avec Les Anonymes, récit circonstancié de l’assassinat du préfet Érignac en Corse, le cinéaste Pierre Schoeller se prête avec habileté à l’exercice de dévoilement du travail de l’État face au terrorisme.
Un car bascule dans un ravin en pleine nuit, obligeant le ministre des Transports à sortir de son lit (L’Exercice de l’État) ; un préfet se fait assassiner un soir en pleine rue à Ajaccio (Les Anonymes – Ùn’ pienghjite micca) : ces films de Pierre Schoeller commencent par un accident brutal, fictif ou réel, résonnant au coeur d’une nuit pas très tendre. Par-delà la part de violence fondatrice de ses récits, ou plutôt à partir d’elle, Pierre Schoeller engage une réflexion sur la manière dont la puissance publique réagit à ce qui la menace et la déstabilise. Il s’agit à chaque fois d’évoquer comment la machine de l’État restaure son autorité contestée, comment se déploient les leviers du Léviathan.
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Une enquête judiciaire longue et hésitante
Avec son téléfilm évoquant l’assassinat du préfet Érignac, produit par Florence Dormoy pour Canal+, Pierre Schoeller resserre son regard sur l’histoire réelle, sans s’autoriser, comme dans son précédent exercice, à imaginer les rites du pouvoir politique. Ici, il n’invente rien, s’en tient à la sécheresse des faits et du maquis corse, projette à peine, esquisse seulement plusieurs réponses possibles à une question encore pleine d’énigmes : Yvan Colonna a-t-il assassiné le préfet Claude Érignac de trois balles dans la tête à Ajaccio le 6 février 1998 alors que celui-ci se rendait à un concert ? Si l’assassinat fut une oeuvre collective – pensée, organisée, revendiquée par un obscur mouvement nationaliste, dissident du FLNC, baptisé « groupe des Anonymes » -, l’enquête judiciaire a longtemps hésité sur la désignation du tueur.
Si trois procès ont déjà eu lieu (en novembre 2007, février 2009 et mai 2011) et l’ont condamné à la réclusion à perpétuité sans peine de sûreté, Colonna affirme toujours son innocence et vient de déposer un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ce flou sert l’énergie pure du film de Schoeller qui le déplace vers un « flou artistique« , le transfigure dans un récit haletant, à la fois très ouvert et très précis, incertain quant au nom du tueur et implacable quant à son profil. C’est moins la vérité absolue et définitive sur la mort de Claude Érignac que la connaissance des tueurs, des faits, des paysages et de la culture politique du nationalisme corse qui intéresse Schoeller. « Je ne suis pas un juge, je n’ai aucune sentence à délivrer, reconnaît-il.
Trois hypothèses mises en scène
La meilleure preuve de cette indétermination assumée par le cinéaste s’incarne dans le soin qu’il met à filmer, au fil du récit, trois scènes possibles de l’assassinat, toutes aussi probables qu’incertaines. Avec la virtuosité d’un Brian De Palma, Schoeller met en scène le meurtre sous trois angles différents, « portés par un récit oral qui n’est jamais le même ». La première scène est vue à travers les yeux du principal témoin ; la deuxième séquence se fonde sur les premiers aveux des membres du commando ; la troisième s’inspire de la rétractation de Pierre Alessandri, proche de Colonna, qui le disculpe dans une lettre à la juge d’instruction en septembre 2004.
« Pour ces scènes d’assassinat, j’ai voulu effectuer un travail de désobjectivation, explique le réalisateur. Ce qui s’est passé cette nuit-là appartient à ceux qui l’ont vécu ; je ne connais pas la vérité ; il y a eu un processus policier, plusieurs procès et malgré tout, le sentiment domine que l’établissement de la vérité n’est pas abouti. »
Le film s’appuie sur cet inextricable enchevêtrement de faits et de suppositions, saisi en toute honnêteté par le scénario rigoureux, au plus près des faits, écrit avec Pierre-Erwan Guillaume. L’accumulation des connaissances du dossier sert évidemment la crédibilité du film, dont rien ne permet de penser qu’il déjoue la vérité judiciaire. Pierre Schoeller insiste sur sa dimension documentaliste.
« J’ai lu et relu les témoignages, les éléments du dossier, j’ai eu des échanges avec des personnes qui en étaient très proches, de toutes les parties. Sans relâche, j’ai précisé tout ce qu’il m’était possible de faire, avec les informations dont je disposais en évitant les fausses pistes, les instrumentalisations. »
Entre fiction et réalité
Pour autant, Les Anonymes – Ùn’ pienghjite micca (« ne pleurez pas », en corse) reste une oeuvre de création dont chaque élément ne peut prétendre au statut de preuve par l’image. La seule preuve du film, c’est l’épreuve du drame imposée au téléspectateur, plongé dans un huis clos saisissant : celui de la garde à vue des militants arrêtés en mai 1999, parmi lesquels les chefs présumés Alain Ferrandi, Pierre Alessandri et Didier Maranelli.
S’il nie avoir voulu polémiquer avec les acteurs du dossier – familles, enquêteurs, juges, nationalistes… -, Schoeller compose inévitablement son film à partir des liens ambivalents qui se tissent entre ces derniers, dans un jeu macabre.
« Le film n’est pas là pour remplacer du réel, précise-t-il, mais pour fabriquer une représentation que l’on peut discuter. »
Même au plus près de la réalité consignée dans les rapports de police et les décisions de justice, le film ne propose qu’une évocation en partie imaginaire de ce qui s’est joué durant quatre-vingt-seize heures de garde à vue au sein de la section antiterroriste. « Les aveux obtenus lors des gardes à vue en mai 1999 ont été déterminants ; nous avons voulu donner à ces quatre jours leur intensité, leur dureté », souligne le cinéaste.
Un huis clos exaltant
Véritable tour de force du film, saisie dans sa très longue durée, la garde à vue – scène primitive de tout film policier – est ici conçue comme une pure séquence d’action virevoltante. Suffocant, tendu, hystérisé par la pression des enquêteurs de la Division nationale antiterroriste dirigée par Roger Marion (interprété par Mathieu Amalric qui fait de son accent méridional un effet de style pour le moins incongru dans sa bouche), le huis clos met en scène la confrontation entre l’exaltation des nationalistes et l’acharnement des enquêteurs, prêts à tout pour obtenir des aveux.
Ce face-à-face révèle comment chaque acteur de la garde à vue joue un double jeu : tiraillés entre la sincérité de leurs engagements et la nécessité d’occulter la vérité, les terroristes baladent leurs interrogateurs jusqu’à se contredire les uns les autres. Pour les pousser dans leurs derniers retranchements, les enquêteurs déploient une habileté combative, qui fait dire à l’un d’eux, joué par l’impeccable Olivier Gourmet, que l’exercice de cet État policier-là ressemble à une corrida. Chacun des bureaux, mais aussi le couloir où les regards se croisent, abritent une vraie stratégie de la tension.
Briser l’omertà visuelle
Cette dimension d’un mano a mano, de coups de banderilles répétés qui affaiblissent les taureaux dans l’arène policière sans toutefois les mettre à terre, transpire dans la mise en scène virtuose de Schoeller, aussi fluide que fixée sur ces corps inquiétants, fiers et provocants, incarnés par des acteurs très justes (Didier Ferrari, Cyril Lecomte, Jean-Philippe Ricci… chez les accusés ; Olivier Gourmet, Yannick Choirat, Jérôme Pouly chez les interrogateurs…).
Dans ce cadre étouffant, le film s’autorise quelques échappées, comme une façon d’apaiser la tension et d’éclairer la mécanique de la dérive nationaliste, son origine et son évolution. À ciel ouvert autant qu’à huis clos, le drame se déploie sous des cieux menacés par l’orage, dont les images de Julien Hirsch restituent les subtiles nuances. Des scènes de vie familiale ou de réunions militantes forment un arrière-fond grâce auquel le téléspectateur saisit mieux les fissures du nationalisme corse devenu fou. Planqué dans une bergerie de l’arrière-pays jusqu’à sa capture en juillet 2003, Yvan Colonna fut peut-être le vrai tueur ; mais il n’était pas seul, et c’est cette histoire d’un groupe que le film retrace avec une grande honnêteté et une pure énergie de filmage. Les « Anonymes » ont des noms, des visages, des histoires : au lieu d’en trahir la vérité ou d’en masquer certains traits, Pierre Schoeller leur confère une dimension romanesque à travers un vrai drame de la passion : celle, aveugle, des causes perdues autant que la passion bruyante de la parole et de la justice réparatrice.
Jean-Marie Durand
Les Anonymes – Ùn’ pienghjite micca lundi 11 mars, Canal+, 20 h 55
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