Démarrant « Les Anges déchus » avec une virtuosité éblouissante, Wong Kar-wai s’essouffle en fin de parcours.
L’amorce des Anges déchus appelle la surenchère : éblouissant, vertigineux, suffocant, de vitesse, d’assurance, de liberté. La caméra semble être une excroissance naturelle tout droit sortie de la paume de Wong Kar-wai. Il l’utilise comme une arme, forçant tout ce qu’il capte. Sans trêve, il remodèle, fait plier, retourne, plaque et distend les corps et les espaces filmés. Il bascule ou multiplie les plans, provoquant chez le spectateur une transe et une schizophrénie profondément jouissives.
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Dans cette première partie, la plus réussie et inspirée, le récit s’attache à deux personnages : un tueur à gages qui a décidé de raccrocher et sa partenaire féminine, nommée son « Agent ». Ce personnage du tueur date en fait de Chungking express et devait en constituer le troisième volet, finalement supprimé. Resté en marge du cerveau du réalisateur, il est donc le point de départ des Anges déchus.
Tourné entièrement de nuit, le film réunit des êtres gangrénés par la mélancolie (comme toujours), se débattant contre leur solitude et leur mémoire. Le tueur même s’il continue à tuer, façon John Woo est pris au moment où il veut effacer ce qu’il a été et sa partenaire est coulée vive dans son désir pour lui. Amour à sens unique, qu’elle attise mentalement et qui certains soirs lui descend brutalement dans le ventre. Wong Kar-wai filme alors ce long corps échoué, recouvert d’une fine pellicule de latex noir, comme un sexe immense qui se masturbe, jusqu’à ce que la rage et la désertion arrêtent la main. Masturbation, corps isolés, voix off, tous sont engorgés et aphasiques, se laissent décharger par la musique déversée par les juke-box. Quelles que soient les rencontres, celle ou celui qu’ils embrassent n’est jamais la bonne personne, ou bien les visages connus sont déformés par le souvenir et rendus indiscernables.
Et puis, à l’image du schéma narratif propre au réalisateur, discursif et arborescent, rappelant Faulkner, les deux personnages vont être court-circuités par d’autres. Wong Kar-wai va délaisser le tueur et son Agent pour Ho, garçon fantasque, sorte de Charlot lunaire et obstiné, qui apporte une veine burlesque au film. Mais dans cette seconde moitié, le cinéaste sème trop de micro-histoires parallèles, sans les pousser à bout. On a aussi le sentiment qu’il retombe dans ses obsessions habituelles, autour de l’amour impossible. Bien qu’attachants, Ho et les autres figures féminines ne possèdent pas la grâce, la magie et la profondeur des personnages de Nos années sauvages. On regrette que le premier « couple » se soit perdu en chemin. L’émotion et la fascination s’estompent, font place à une légère déception… « La caméra prend de la vie », constate Ho à la fin du film. Comme si, effectivement, la caméra trop vorace de Wong Kar-wai avait peu à peu aspiré la moelle de cette bande d’enfants sauvages plongés dans la nuit.
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