En adaptant le célèbre roman d’Honoré d’Urfé, Eric Rohmer, 87 ans, réalise le film le plus frais, émouvant, sensuel, joyeux, poétique du moment : l’enfance de l’art.
La première image de ces Amours d’Astrée et de Céladon est un carton. Un carton par lequel Eric Rohmer informe le spectateur de ce qu’il va voir. Il s’agit d’une adaptation de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, un “écrivain qui vivait au temps d’Henry IV”, dit le carton. L’action se déroule au IIIe siècle parmi les bergers occupant la plaine du Forez. Mais aussitôt, le carton prend ses distances avec cette classique présentation du cadre temporel et spatial de l’action.
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En effet, nous dit le texte liminaire, le film n’a pu être tourné parmi les plaines et pâturages décrits par le roman pour cause d’intense urbanisation de la région (forêts détruites, constructions diverses), et le tournage a donc eu lieu dans un autre coin de France. Enfin, ces bergers gaulois qui dissertent en termes philosophiques sur la nature du sentiment amoureux et les bienfaits du monothéisme sont, toujours selon le carton, des hommes et des femmes du IIIe siècle non pas tels que l’histoire nous a appris à les appréhender, mais tels que la fantaisie des gens de lettres du XVIIe s’est plu à les représenter.
Cela fait beaucoup de mises en garde : les lieux ne sont pas les vrais, et l’époque, une pure construction. Devant tant d’insistance, on a bien compris que ce qu’il faut voir ne coïncide pas tout à fait avec ce qui est donné à voir. Chercherait-on à nous dire que le visible ne serait qu’un vaste trompe-l’œil ? Oui bien sûr et c’est le principe narratif du film : les aventures de quelques personnes sans cesse abusées par ce qu’elles voient.
La première victime du subtil piège des apparences est la bergère, Astrée. Elle aime Céladon et Céladon l’aime. Mais un camarade malveillant lui signifie que le beau jeune homme serait en ce moment même en train de convoler avec une autre demoiselle dans un bal en plein air. Astrée veut le voir de ses yeux, mais ses yeux la trahissent : elle surprend une étreinte de Céladon avec une jeune femme.
Mais il aurait suffi d’un autre point de vue sur la scène (la caméra de Rohmer épouse successivement l’un et l’autre) pour qu’elle comprenne que Céladon repousse les avances de cette jeune femme. S’ensuivent des malentendus à la chaîne. Astrée interdit à Céladon de se présenter à nouveau devant elle ; de désespoir, il choisit le suicide et se jette dans la rivière.
Le film dure le temps qu’il faudra (moins de deux heures, ce qui est peu pour condenser quelque 5 000 pages) pour que cette puissance de confusion des apparences, cause des plus grands maux, en devienne aussi le remède. C’est en se déguisant (en fille) que Céladon s’enfuit du château où une nymphe veut l’enfermer. C’est à nouveau en se déguisant en fille qu’il reconquiert le cœur d’Astrée. Céladon a été victime d’une image qu’il ne contrôlait pas et qui a été mal lue. Il se réapproprie donc la mise en scène. Le subterfuge répare ce que la confusion sépare. Rohmer opère même une coupe dans le roman qui renforce cette apologie de la manipulation. Dans le roman d’Honoré d’Urfé, Astrée réclame la mort de Céladon pour l’avoir ainsi trompée (les deux amants ne se retrouvent que bien plus tard). Ici, elle accueille sa résurrection comme un bienfait du ciel (“Vis, vis Céladon, je te le commande.”) et lui pardonne sur-le-champ de l’avoir ainsi dupée.
Les Amours d’Astrée et de Céladon déploie donc un théâtre baroque à ciel ouvert, où certains tirent des fils invisibles (les réjouissants personnages de druide – génial Serge Renko – ou de Léonide – Cécile Cassel – qui s’agitent en coulisse), tandis que d’autres se prennent avec ravissement dans les rets de ces tromperies. Cette pelote où s’emmêlent le vrai et le faux trouve son tour théorique dans un petit portrait d’Astrée que Céladon emporte dans sa fuite qu’il qualifie de “bien faux” se substituant imparfaitement à l’être aimé perdu. Cadré en gros plan, ce portrait s’avère être une photographie. Dans cette vision XVIIe des Gaulois du IIIe siècle, pointée dès le début comme un artifice, s’ajoute donc un nouvel anachronisme : une prise de vue photographique à l’ère des portraits peints, qui tout à coup rend ce “bien faux” bien vraisemblant et complique encore les liens du vrai et du simulacre.
Ce trouble de réel que crée l’irruption d’une prise de vue photographique dans la Gaule ancienne ramasse ce que le film a de plus beau. La mise en scène de Rohmer, épurée, transparente, son attention extrême (quasi straubienne) à toutes les manifestations de la nature (accidents lumineux, vent dans les tissus et cheveux, bruissement musical du monde) jettent des torrents de lumière sur ces jeux de masques et de faux-semblants. Rohmer juge intact le pouvoir d’émerveillement d’une prise de vue cinématographique, ce bien faux qui ne l’est pas tout à fait, précieuse empreinte, trace sacrée. Et ce film, le plus joyeux de son auteur depuis longtemps (après les très sombres L’Anglaise et le Duc et Triple agent), d’une fraîcheur et d’une euphorie insensées, pourrait presque être le premier film du monde tant il manifeste d’un bonheur presqu’enfantin (ingénu et pourtant infiniment malicieux) à penser et agencer des plans.
Il n’en est pas moins un film tardif d’un des plus grands cinéastes du monde, et ses moments les plus intenses surgissent lorsqu’on retrouve dans ce qui est pourtant une adaptation des noyaux obsessionnels 100 % Rohmer. Quoi de plus émouvant que ce baiser à une jeune femme endormie qui renvoie à La Collectionneuse, à La Marquise d’O et à Pauline à la plage ? Il suffit qu’une bretelle glisse et un sein d’Astrée se dénude. Mais un seul, car le fétiche féminin chez Rohmer est toujours unique (un genou et non pas deux pour Claire). Entre l’extravagance proliférante de son matériau et l’épure de son traitement, entre la légèreté du ton et de la facture et la fulgurance dans l’expression du désir, le film trouve son point constant de grâce et de ravissement.
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