Immense documentariste, Wang Bing conscacre un film aux camps de rééducation maoïstes. Sur la longue durée, il fait resurgir les fantômes et atteint une dimension quasi métaphysique.
Le nouveau film de Wang Bing, constructeur d’une oeuvre tout entière consacrée à la tragédie passée de la Chine, marque son retour à la forme très longue. En 2004, son premier documentaire, A l’ouest des rails, durait 9 h 11 ; Les Ames mortes (présenté hors compétition à Cannes), seulement 8 h 15. A travers de nombreux témoignages, mais aussi d’images tournées sur les lieux où les faits se sont déroulés, le film raconte l’histoire des camps de rééducation installés, ou plutôt localisés, dans le désert de Gobi, dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, à la fin des années 1950.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est là que furent envoyés, à partir de 1957, des citoyens chinois, fidèles au Parti communiste, qui avaient commis l’erreur d’exprimer leur opinion sur les progrès de la révolution, une opinion qui leur avait pourtant été demandée par Mao, leur “grand timonier”, en personne. Du fait de leurs critiques, qui visaient à améliorer la situation de leur pays, ils furent immédiatement considérés comme des “ultra-droitiers”, et envoyés dans des camps comme ceux de Jiabiangou et de Mingshui, sur lesquels Wang Bing concentre son film. D’autres, qui n’avaient rien dit, mais ont sans doute eu le tort d’avoir l’air de penser trop fort, ou dont les postes étaient jalousés, les rejoignirent également, dans un mouvement de folie collective kafkaïen, une machine à détruire de l’humain impossible à arrêter.
Fallait-il plus de huit heures pour nous parler de ces camps ? Oui, car ils ont quelque chose de singulier : ils n’existent pas. Certes, des camps de concentration ou d’extermination, nous en avons hélas déjà vus ou en avons entendu parler au cinéma (chez deux autres grands documentaristes comme Claude Lanzmann ou Rithy Panh, notamment). Mais le camp de rééducation que nous montre Wang, avec les mots des survivants, ses images prises aujourd’hui dans le désert, est d’une sorte tout à fait spéciale : il n’y avait rien dans ces camps, pas même de vrais bâtiments. Il incombait aux détenus de creuser dans la terre jaune caillouteuse, de quoi contruire des espaces troglodytiques. Le peu de nourriture qu’on leur laissa, les bêtes de somme et les moutons qui leur étaient confiés, à eux pour la plupart des intellectuels sans compétences agricoles, furent vite mangés, et ils commencèrent alors à mourir de faim, ou de maladies digestives terribles dues à une alimentation très pauvre.
Pour survivre, certains eurent recours à l’anthropophagie, la coprophagie, voire la nécrophagie… Il n’y avait pas même de gardiens, ni fils de fer barbelés, ni barreaux (pas de fenêtres) car il n’y avait nulle part où aller… Leurs familles pouvaient venir les voir et repartir sans problème… Ces “camps” étaient des fosses à ciel ouvert que le vent balayait. Où les survivants n’avaient même pas la force ou la possibilité d’enterrer les morts, qu’on laissait pourrir à même le sol. Et la caméra de Wang Bing erre dans ces lieux et trouve, comme posés, des os humains tout blancs, à la surface de cette terre sans vie, tous les trois mètres.
Les passionnants témoignages des quelques survivants (ou de leurs proches, comme leurs épouses), évidemment atroces, nous révèlent des personnages étonnants, aux caractères très différents. L’un ne cesse de sourire ou de rire quand il raconte son séjour chez les morts, et nous comprenons bien ce que cache ce rire qui n’en est pas un. Ces témoins font revivre des morts, car Wang sait que le cinéma peut réussir à montrer l’inmontrable et donc des fantômes.
Le travail du cinéaste chinois est impressionnant. Claude Lanzmann a utilisé beaucoup de “chutes” de Shoah pour produire d’autres films. Wang Bing accumule depuis 2006 ces témoignages. Parfois, il les monte et ils deviennent un film. Il avait aussi réalisé une fiction, Le Fossé, moins convaincante que ses documentaires, qui parlait déjà de ces camps sans “existence” réelle, des lieux de nulle part au milieu de nulle part. Wang apporte une pierre de plus à l’édifice qu’il construit depuis A l’ouest des rails, ce tombeau à la mémoire des dizaines de millions de Chinois morts pour servir un régime dément. Mais jamais, peut-être, il n’en avait si bien montré la face absurde, d’un point de vue quasi métaphysique. Un document historique considérable, une œuvre magistrale.
Les Ames mortes de Wang Bing (Ch., Fr., Sui., 2018, 8 h 15, distribué en trois parties)
{"type":"Banniere-Basse"}