La chair et l’esprit. Avec L’Ennui, Cédric Kahn organise la confrontation problématique entre l’intellect et le corps. Un cinéaste qui compte, même s’il perd de son imperfection stimulante. Depuis l’excellent Bar des rails (1991, déjà sept ans !), Cédric Kahn est un « cinéaste ami » de ces pages. Le temps passant, on l’avait un peu « oublié » […]
La chair et l’esprit. Avec L’Ennui, Cédric Kahn organise la confrontation problématique entre l’intellect et le corps. Un cinéaste qui compte, même s’il perd de son imperfection stimulante.
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Depuis l’excellent Bar des rails (1991, déjà sept ans !), Cédric Kahn est un « cinéaste ami » de ces pages. Le temps passant, on l’avait un peu « oublié » depuis Bonheur (1994, déjà quatre ans !) et ce « jeune espoir » de notre cinéma avait été supplanté dans notre esprit par les vagues successives d’autres « jeunes espoirs ». Aujourd’hui, Cédric Kahn a largement passé la trentaine et on est bien content de recevoir à nouveau de ses nouvelles cinématographiques. L’Ennui est le film de sa maturité, de son « passage en première division ». Et c’est précisément ce « passage » qui divise. Pour certains, c’est la première division artistique, l’entrée dans le grand cinéma. Selon nous, il s’agit de première division surtout en termes de production, de savoir-faire et de statut : des acteurs vedettes (Berling, Dombasle…), une photo chiadée, l’adaptation d’un écrivain prestigieux, un grand sujet moderne (l’opacité des corps, le sexe comme gouffre existentiel…). Bref, Kahn a sans doute signé là son film le plus « professionnel », le plus recevable par un large public. Et pourquoi pas ? Le résultat étant loin d’être sans intérêt. Mais on est aussi en droit de trouver la facture policée de L’Ennui moins stimulante que l’imperfection heurtée de Bar des rails ou que la tension aléatoire de Bonheur.
Charles Berling campe un professeur de philo venant de rompre. Quadragénaire, bavard, en perpétuel mouvement et en perpétuelle analyse de ses moindres faits et gestes, il devient fasciné puis obsédé par une jeune femme de 20 ans (Sophie Guillemin, excellente), fille de prolétaires, statuaire, terrienne, mutique, faisant l’amour et jouissant sans autre forme de question. Plus Berling va la questionner et se questionner, plus le mystère de Guillemin va s’épaissir. La vérité, c’est qu’il n’y a aucun mystère : la jeune femme est aussi transparente qu’opaque ce qui en fin de compte revient au même. Elle est simplement un « être » pur. Elle a faim, elle mange ; elle a envie de faire l’amour, elle fait l’amour… Ni questionnement, ni perversité, ni double fond chez elle. Et c’est autant à l’intérieur du corps de Guillemin que sur la surface lisse de son être que va se perdre Berling.
On voit bien le principe du film, sa loi des contraires : le Bourgeois cultivé et la petite Prolo, l’Homme Mûr et la Fleur Fraîche, mais surtout l’Esprit et la Chair, le Discours et l’Action, le Ciel et la Terre. Mais L’Ennui peine à s’incarner franchement (malgré les formes charnelles de la comédienne), à transcender son stade théorique on n’arrive jamais à croire vraiment à cette histoire d’obsession et de chute, d’autant qu’elle est filmée selon les codes esthétiques normés du cinéma français conventionnel : c’est impeccablement cadré et éclairé, mais sans aspérité. Ainsi des scènes d’étreintes à répétition, qui finissent par produire un effet plus ennuyeux qu’hypnotique car elles n’apportent rien de vraiment neuf dans la façon de filmer l’acte sexuel.
Si L’Ennui ne convainc pas en son centre, il séduit par un de ses aspects périphériques : la comédie. Par exemple, les scènes (trop peu nombreuses) avec une hilarante et classieuse Arielle Dombasle, ou encore certains dialogues entre Berling et Guillemin qui insinuent un parfum comique aussi ambigu qu’inattendu dans un contexte a priori douloureux. On peut alors imaginer le couple Berling/Guillemin comme la rencontre tragico-burlesque entre un insecte bourdonnant et une vitre (et on rêve à ce qu’aurait pu donner un Cary Grant dans le rôle de l’insecte gesticulant). Et puis il y a le début du film, les séquences de filature à Pigalle où Berling suit un Robert Kramer impressionnant de présence physique, vague sosie du Brando d’Apocalypse now. La nuit urbaine, l’absence de dialogue, la durée des plans, la stature et l’opacité de Kramer font de ce passage un beau bloc de temps, de tension et de mystère, induisant cette sensation de gouffre et cette possibilité de perte que le reste du film ne parviendra pas à transmettre de façon aussi forte. A elle seule, cette séquence nous fait découvrir un Kramer acteur sensationnel et nous rappelle que Cédric Kahn est même si on aurait aimé mieux aimer L’Ennui un cinéaste qui compte.
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