Roman Polanski revient avec « La Vénus à la fourrure », huis clos SM avec Mathieu Amalric et Emmanuelle Seigner. Entretien avec un virtuose qui réinvente son cinéma au gré des aléas d’une vie mouvementée.
A 80 ans passés, Roman Polanski sort son vingt et unième long métrage. La Vénus à la fourrure est la dernière étape en date d’une carrière fabuleuse où se sont enchaînés mises en scène de théâtre et d’opéra, multiples rôles à l’écran et sur scène et, surtout, une filmographie conséquente, riche en sommets – du Couteau dans l’eau au Locataire, de Répulsion à Chinatown, de Cul-de-Sac à The Ghost Writer. Un cinéma ironique et anxiogène, qui devrait autant à Hitchcock qu’aux comédies noires anglaises des années 50, infusé d’une bonne louche d’absurdité Mitteleuropa et de paranoïa kafkaïenne. Un univers tour à tour drôle et angoissant, dont les plus brillants héritiers seraient les frères Coen, récipiendaires d’une Palme d’or pour Barton Fink de la part d’un jury présidé cette année-là par le cinéaste franco-polonais.
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Polanski, c’est aussi une vie incroyablement romanesque et tragique, au cours de laquelle le cinéaste a fréquenté de très près l’horreur et la mort, du ghetto de Cracovie à l’assassinat sauvage de son épouse enceinte, Sharon Tate, des atrocités du nazisme à celles des bad trips de l’ère hippie. Beaucoup ne se seraient pas relevés de telles épreuves. Roman, lui, a non seulement survécu, mais terrassé les monstrueux obstacles avec une énergie et un panache admirables, sans aigreur ni pulsion de vengeance, signant des films magnifiques pour conjurer l’effroi : Tess, adapté d’un des livres préférés de Sharon Tate, puis Le Pianiste, sur ses terribles années d’enfance.
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Polanski, c’est encore un fait divers qui rebondit régulièrement depuis plus de trente ans : la coucherie/agression sexuelle/viol d’une jeune fille de 13 ans, en 1977, dans la villa de Jack Nicholson. Le documentaire Roman Polanski – Wanted and Desired raconte toute l’affaire, les erreurs et duplicités de la machine judiciaire américaine, les volte-face d’un juge qui voulait se faire Polanski pour son image et sa carrière, la fuite contrainte du cinéaste.
Polanski a malgré tout payé d’une certaine manière son après-midi d’égarement alcoolisé et stoned : plusieurs semaines d’internement, quelques autres d’emprisonnement puis d’assignation à résidence en Suisse, et surtout l’interdiction de fouler le territoire américain, sans oublier un arrangement financier avec la victime, Samantha Geimer. Alors qu’elle-même affirme lui avoir pardonné, il serait peut-être temps qu’on arrête de le regarder comme un coupable éternel.
Connaissiez-vous Lou Reed, qui avait composé une chanson intitulée Venus in Furs ?
Roman Polanski – Oui, je l’avais rencontré une fois. Mais Emmanuelle le connaissait mieux, elle avait collaboré avec lui quand il avait rejoué Berlin sur scène (Emmanuelle Seigner interprétait Caroline, le personnage féminin de Berlin, dans un film projeté sur scène pendant les concerts – ndlr).
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette pièce de David Yves ? L’humour, le côté satirique, l’ironie et le sarcasme sur le machisme. Et le sadomasochisme en général, un sujet de plaisanterie à mes yeux. Je ne vois pas comment on peut prendre le sadomasochisme au sérieux.
Dans le film, vous ridiculisez le pouvoir d’un homme qui est aussi celui d’un metteur en scène.
Mathieu Amalric a tout à fait le physique pour ce type de metteur en scène de théâtre expérimental, intello branché si bien caricaturé par David Yves. Le texte de sa pièce m’a plu dès la première lecture. Je l’avais lu au Festival de Cannes. Un an après, je montais les marches. C’est une réussite, parce que faire un film et le sortir en un an, ça devient rare. Quand j’ai débuté, on faisait couramment un film par an.
Vous évoquez un metteur en scène d’avant-garde caricatural. Pourtant, dans le film, Amalric vous ressemble…
Je suis plus beau ! C’est Steven Spielberg qui nous a présentés, Amalric et moi, alors qu’il tournait Munich avec lui. Spielberg m’a dit : « C’est l’acteur français le plus talentueux ! » La première chose que Mathieu m’a dite, c’est : « Je suis heureux de vous connaître, parce que figurez-vous que dans la rue, les gens me prennent souvent pour vous. » Bref, je savais notre ressemblance, mais je n’y pensais pas du tout en tournant le film.
Pour une pièce américaine, cette Vénus à la fourrure n’est pas du tout puritaine, ce qui a dû vous plaire ?
Oui. Les Etats-Unis sont en train de glisser dans un puritanisme absurde ! On croirait revenir aux temps pré-Lumières, c’est assez inquiétant. D’ailleurs, cette régression semble atteindre le monde entier, avec la montée des populismes, de l’intolérance. Malgré les progrès énormes de la science et de la technologie, l’homme semble devenir de plus en plus idiot. Quand un de mes films passe à la télévision publique américaine, je reçois une liste de scènes et de mots interdits. « Shit », « prick », « fuck », ces mots sont interdits depuis longtemps, mais cette putain de liste s’allonge chaque année. On n’a plus le droit de dire « orgasme », « 69 », « masturbation »… A la télé publique ! On n’a plus le droit de dire « witch », des fois que le public entendrait « bitch » ! C’est délirant.
Vous ne pourriez pas faire Chinatown aujourd’hui ? Sans même parler de l’aspect moral, aujourd’hui, on ne me laisserait pas faire une fin ouverte sans happy end, on ne me laisserait pas mettre un pansement sur le nez de l’acteur principal pendant la majeure partie du film.
Diriger sa femme, mère de ses enfants, est-ce plus facile ou plus difficile ?
Montrer des émotions, c’est plus difficile avec un être avec qui on a une relation intime, mais pas dans ce genre de pièce satirique. Nous avons maintenant pas mal d’expérience, Emmanuelle et moi. On se parle de notre travail, on connaît les mécanismes de nos métiers. C’est plus facile aujourd’hui que quand nous avons fait notre premier film ensemble.
Le film est-il une mise en abyme, une projection, un miroir déformant de votre relation de couple et de travail ?
Quand Emmanuelle parle du métier avec nos amis, elle dit qu’au fond elle n’aime pas le métier d’actrice parce qu’il faut suivre, écouter, exécuter. Elle n’aime pas cet aspect passif. De mon côté, il est plus facile de travailler avec des femmes qu’avec des hommes. Les acteurs, inconsciemment, résistent plus au metteur en scène. Vous savez, il est plus facile pour un homme de danser avec une femme qu’avec un autre homme. Quand deux hommes dansent, il y a cette hésitation : qui conduit ?
Dans le film, la femme prend progressivement le volant. Cela reflète-t-il votre vie de couple de cinéma ?
Je ne crois pas. J’essaie de faire en sorte qu’Emmanuelle ne bénéficie pas d’un traitement de faveur par rapport aux autres comédiens. Peut-être que je la traite plus durement que les autres, pour échapper au soupçon de népotisme !
La Vénus à la fourrure est votre premier film en langue française. C’est étonnant, puisque vous vivez dans ce pays depuis trente ans. Pourquoi ?
Parce que je fais habituellement des films à gros budget qui nécessitent des castings internationaux et la langue anglaise, de façon à ce qu’ils soient plus faciles à vendre dans divers territoires. Le français a peut-être facilité le montage financier. C’est un petit budget, mais sur le papier, deux personnages dans un huis clos, les financiers risquaient de trouver ça très chiant.
Comme Gravity ? (rires)… Oui, mais ça leur a pris sept ans pour boucler le montage financier de Gravity. Les financiers ne savent pas déceler le potentiel d’un scénario et son futur impact.
Comme dans Carnage, le défi consiste à garder les personnages dans un lieu qu’ils désirent quitter…
Il me faut des défis, sinon je me fais chier. Plus je fais des films, plus il me faut un biais, un obstacle, parce que le filmage proprement dit, je fais ça un peu automatiquement, maintenant. Je suis un artisan qui a bien appris son métier, alors le métier ne suffit pas, il faut quelque chose en plus. Cette chose en plus, dans ce film, c’était tenter de captiver le public pendant une heure et demie avec deux personnages dans un lieu unique.
Vous souvenez-vous d’un passage à Apostrophes où vous aviez dit à François Truffaut que vous étiez surpris par la nullité technique des réalisateurs de la Nouvelle Vague ?
J’ai été formé par un autre modèle, plus hollywoodien. L’école de Lodz était inspirée par le cinéma soviétique, et le cinéma soviétique venait d’Hollywood. Avant de tomber définitivement dans l’absurdité totale, les Soviétiques envoyaient leurs réalisateurs à Hollywood pour apprendre les techniques américaines afin de construire leur propre industrie cinématographique. En apprenant mon métier, j’ai acquis par capillarité des gènes hollywoodiens. Quand je suis venu pour la première fois à Hollywood pour tourner Rosemary’s Baby, je me sentais parfaitement à l’aise.
Etes-vous un cinéaste hollywoodien contrarié qui a fait la majorité de ses films en dehors d’Hollywood ?
Je ne sais pas si Frantic, ou Le Pianiste, ou The Ghost Writer auraient été meilleurs s’ils avaient été produits et tournés à Hollywood. La machine fonctionne mieux là-bas. C’est une machine très complexe, mais si on sait la manoeuvrer, elle est fantastique. Le cinéma est plus artisanal en Europe, mais il y a des qualités dans l’artisanat que les films hollywoodiens n’ont pas.
La liberté, par exemple ?
Oui, il n’y a pas de listes de mots ou de scènes interdites en Europe. Mais il y a pire que cette liste à Hollywood : ce sont les comités créatifs de studios. Ils n’existaient pas à mon époque : je parlais directement au chef du studio, Bob Evans en l’occurrence. Il prenait des décisions, mais on pouvait discuter avec lui d’égal à égal. Maintenant, les décisions sont prises par un groupe, une sorte de politburo, qui a toujours peur de se mouiller. Quand vous écrivez un scénario, ils vous envoient des notes dites « créatives ». Ils interviennent dès le scénario, mais c’est encore pire durant le tournage. L’acteur comique Steve Martin avait un jour écrit une fausse note de comité créatif pour La Passion du Christ de Mel Gibson, c’était hilarant, ça donnait ceci : « Cher Mel, on adoooore ton script, la fin est géniaaaale ! On se rappelle concernant les négociations pour les droits du bouquin. On adore ce personnage de Jésus, il est très positif ! Mais pourquoi n’utilise-t-il pas ses superpouvoirs pour se sauver ? Monica Bellucci en Marie-Madeleine, quelle super idée ! », etc.
On imagine que Bob Evans, votre flamboyant producteur de Rosemary’s Baby et Chinatown, était moins pénible qu’un comité de studio ?
On discutait surtout en amont, sur le scénario, et ses remarques portaient toujours sur la longueur, pas sur le contenu. Sur Rosemary’s Baby, ma principale inquiétude concernait les dépassements de budget. J’étais jeune, nouveau, je n’avais pas le même statut que des réalisateurs chevronnés comme Otto Preminger, qui lui s’en foutait complètement. Un jour, je croise Otto à la Paramount. Il me dit : « Qu’est-ce qui se passe, t’as l’air soucieux ? – Ben oui, j’ai des problèmes de débordement du plan de travail, je sors d’une réunion où on m’a mis en garde contre le dépassement du budget initial. – Et alors, qu’est-ce que ça peut te faire ? – Comment ça, qu’est-ce que ça peut me faire ? Ils vont me virer ! – Ils aiment les rushes ? – Oui, ils ont l’air. – Alors tout va bien ! Ils n’ont jamais viré personne pour des dépassements. Par contre, s’ils n’aiment pas les rushes, viré immédiatement ! » Il avait raison, je n’ai pas été viré. Et une fois que le scénar était approuvé par Evans, le tournage roulait, il n’y avait aucune entrave sur le contenu ou le style.
Sur le scénario de Chinatown, j’ai eu deux désaccords avec Evans. Il voulait un happy end, et il ne voulait pas de scène de sexe entre Nicholson et Faye Dunaway. J’ai commencé le tournage sans ces deux scènes. J’ai dit à Evans que je m’en occuperai sur le tournage. Pour la scène au lit, je ne montre que l’après, quand on fume la cigarette. La fin est ambiguë, et je voulais la tourner dans un Chinatown, pour justifier un peu le titre. Mais à L. A., il n’y avait plus de Chinatown, on a redécoré une rue de restos chinois. Et j’ai écrit les dialogues de cette dernière scène au moment du tournage. La fin de The Ghost Writer est un peu analogue, on a redécoré une rue et j’ai écrit cette fin tardivement.
Finalement, vous préférez la machine hollywoodienne ou l’artisanat européen ?
Je réfléchis à cette question en même temps que vous la posez et ce n’est pas facile d’y répondre. En Europe, j’ai sans doute eu plus de liberté artistique, mais si j’avais travaillé plus longtemps à Hollywood, je serais plus riche ! Mais ce que j’ai aimé dans ma vie, c’est satisfaire ma passion, mes désirs, plutôt que gagner plus d’argent.
Vous avez vécu le Nouvel Hollywood, époque désormais mythique.
Oui, j’étais au bon endroit au bon moment. J’ai plein de souvenirs extraordinaires de cette période. Hollywood était en crise et toute une nouvelle génération de patrons de studio est arrivée. Bob Evans était jeune. Jeune et beau ! Il venait d’une famille de tailleurs. Les vieux de la vieille le regardaient d’un sale oeil : « Ce tailleur prétend venir nous donner des leçons sur comment faire des films ?! »
Dans La Vénus à la fourrure, votre mise en scène se fait discrète. Est-ce une qualité pour vous ?
Bien sûr ! Se vanter d’un mouvement de caméra, c’est bon pour l’école de cinéma – et encore, seulement en première année. J’ai souvent dit que j’attendais que les caméras soient accessibles à tout le monde, on verra alors que ce n’est pas si facile de faire des bons films. La plume est accessible à tout le monde, ça ne suffit pas pour être écrivain. Maintenant, on y est, tout le monde peut filmer et faire de beaux mouvements de Caméscope, mais tout le monde n’est pas cinéaste.
Il y a une vingtaine d’années, on vous avait demandé pourquoi vous ne faisiez pas de films plus personnels, vu votre vie. Vous nous aviez répondu que vous faisiez du cinéma pour faire venir le public dans les salles, pas pour raconter votre vie. Finalement, avec Le Pianiste, vous l’avez fait, ce film près de l’os autobiographique.
C’est en effet le film le plus personnel et le plus important pour moi. C’est le seul où je montre des choses qui me sont arrivées, même si je me cache derrière des personnages. Par exemple, la scène où la famille arrive dans le ghetto, prend possession du nouvel appartement exigu et découvre par la fenêtre le mur du ghetto en construction : j’ai vécu exactement ça, avec ma soeur qui m’a dit « Regarde », et j’ai vu le mur. La seule différence avec le personnage du pianiste, c’est que j’avais 6 ans.
Mais même à 6 ans, c’est en voyant ce mur que j’ai compris notre situation. La scène du père frappé dans la rue par un officier SS parce qu’il ne l’avait pas salué correspond à un jour où j’ai vu revenir mon père avec l’oreille en sang, et il nous a raconté comment il avait été tabassé pour avoir oublié de saluer un nazi. La scène la plus importante correspondant à mon vécu, c’est celle où un milicien polonais m’a laissé partir d’Umschlagplatz (la place où on regroupait les déportés avant le départ des convois – ndlr). Alors que je m’enfuyais en courant, il m’a dit « Ne cours pas, marche ! » C’est dans le film.
Vous aviez une grande confiance dans le cinéma pour faire une fiction avec ces événements vécus si difficiles à représenter ?
Pour moi, c’était un peu moins difficile parce que je filmais une reconstitution du ghetto de Varsovie et non celui de Cracovie où j’avais vécu ces événements. Spielberg m’avait proposé le scénario de La Liste de Schindler, mais je ne pouvais pas, parce que c’était Cracovie, trop près de l’os. Je ne veux pas que mes propres souvenirs de ces années-là soient recouverts, brouillés par un film. Quand on tourne un film, on efface les modèles initiaux qu’on a dans l’esprit. La qualité d’une mise en scène, c’est donner une incarnation aux idées. Mais la rencontre avec la réalité d’un tournage modifie toujours le film virtuel auquel on pense.
Un film ne ressemble jamais exactement à celui qu’on avait en tête avant le tournage, même si on a tout fait scrupuleusement, parce que la vie est toujours plus riche et plus complexe. Sur Le Pianiste, je me suis particulièrement concentré pour que les scènes soient au plus proche du modèle que j’avais en tête. J’ai fait l’effort de ne pas me laisser distraire par les éléments extérieurs, la météo, les conseils de chaque membre de l’équipe, etc. Mais comme sur tout tournage, les images du Pianiste ne sont évidemment pas identiques à mes souvenirs. Un film se superpose à sa conception virtuelle et la remplace.
Le Pianiste est très personnel, et couvert de récompenses : Palme d’or, oscars, César. La réussite a été totale. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour le faire ?
Je pensais à faire un film sur cette époque depuis longtemps. Mais trouver le bon matériel a été très long. Je n’étais pas capable d’écrire un scénario original sur ce sujet. J’ai attendu de trouver le bon livre. Le paradoxe, c’est que j’avais rencontré Wladyslaw Szpilman (l’auteur du livre) à Hollywood, longtemps avant d’avoir lu son livre. Il était là avec son quintette. Puis, je l’avais revu à Varsovie. Jamais je n’avais pensé que je ferais un film à partir de ses mémoires et je ne savais pas que ce livre existait. Il l’avait écrit juste après la guerre, en 1946, c’est pour cela que le livre est tellement frais, précis, exact. Le régime communiste n’aimait pas ce livre et il est tombé aux oubliettes. Il a été publié beaucoup plus tard, autour des années 2000 en Allemagne, puis en Angleterre, et c’est ainsi que j’ai fini par le découvrir. J’ai revu Szpilman à ce moment, mais hélas, il est mort pendant que j’écrivais le scénario.
Cette période noire de votre enfance, finalement, n’a-t-elle pas influencé tout votre cinéma, qui est souvent très sombre, anxiogène, construit sur un héros traqué ?
Ça, c’est une question de psychanalyste ! Je pense que j’ai surtout été influencé par les premiers films que j’ai aimés. Vers mes 14-15 ans, j’ai vu Huit heures de sursis de Carol Reed, avec James Mason, ça m’a marqué. Le cinéma anglais d’après-guerre était très riche. Pour vous dire la vérité, j’essaie depuis toujours de recopier ces films et je n’y arrive pas !
Vous serez l’objet d’une rétrospective dans le cadre du festival Kinopolska. Vous suivez le cinéma polonais ?
Pas assez. J’ai vu les derniers films de Skolimowski, mon condisciple de l’école de Lodz, je les ai trouvés bons. Emmanuelle jouait d’ailleurs un petit rôle dans Essential Killing. Il paraît qu’il y a une nouvelle génération de cinéastes polonais très intéressants. Je vous conseille absolument La Chambre des suicidés, de Jan Komasa.
Quel est, aujourd’hui, votre rapport à la Pologne, pays où vous avez vécu le nazisme, puis votre adolescence et votre apprentissage du cinéma ?
J’y retourne régulièrement. Cracovie incarne pour moi la nostalgie, un peu de mélancolie, parce que c’est là que j’ai grandi… enfin, grandi, pas tant que ça ! Varsovie, c’est la joie, parce que j’y associe des moments joyeux : tournages de films, festivals, mises en scène de théâtre…
On dit souvent, la Pologne, pays antisémite. C’est une réalité ou une caricature ?
L’antisémitisme est culturel en Pologne, il est le résultat de mille ans d’éducation catholique et de propagande vaticane. Si vous dites à un paysan polonais que Jésus était juif, il va prendre sa hache et vous déchiqueter. Tout ça s’est un peu calmé depuis la guerre mais ça existe encore. Quand je vais en Pologne, je me sens très à l’aise. Ces derniers temps, il y a même une mode du yiddish revival, avec des festivals de musique klezmer, des restaurants juifs, on construit un musée de la Culture juive à Varsovie… Qui l’eut cru ?! On ne peut donc pas dire que la Pologne est un pays antisémite, mais il y reste des individus antisémites par habitude culturelle.
Vous préparez un film sur l’affaire Dreyfus. Vous vous identifiez à l’officier français victime de l’antisémitisme et d’erreur judiciaire ?
Non. Dreyfus n’a pas été piégé, il a juste été victime d’une erreur. Mais l’armée n’a jamais voulu admettre son erreur. Et ça, ça m’évoque beaucoup de choses, notamment tous ces médias, magazines, journaux qui ne reconnaissent jamais leurs erreurs. Vous aurez beau leur écrire une lettre, un démenti, ils ont toujours le dernier mot et peuvent nier leurs erreurs indéfiniment. Le film sur Dreyfus sera un thriller sur l’institution militaire, avec l’antisémitisme rampant en toile de fond. En faisant des recherches pour ce film, on découvre des trucs inimaginables. Les illustrations du journal La Libre parole n’avaient rien à envier aux caricatures nazies : bien avant Hitler, on voyait les Juifs avec le nez crochu, la bouche rapace, etc.
La justice américaine a-t-elle aussi commis des erreurs qu’elle ne veut pas reconnaître à votre sujet ?
Oui. Vous pouvez prendre l’affaire par le bout que vous voulez, ils vont recouvrir ça par de nouvelles actions, toujours injustes. Eux aussi veulent avoir le dernier mot. Je ne me prends pas pour autant pour Dreyfus !
Vous êtes-vous habitué à vivre avec cette affaire qui pend au-dessus de vous comme une épée de Damoclès, qui vous interdit de territoire américain ?
Oui, sinon je ne serais pas en face de vous. Je ne peux pas dire que l’Amérique me manque, mais ce n’est pas agréable d’y être persona non grata. Cela dit, j’arrive à un âge dans ma vie où je n’ai plus beaucoup envie de bouger. Surtout aujourd’hui, c’est devenu une telle galère de prendre l’avion, avec tous les contrôles. On vit une époque de contrôles et d’interdictions. On est hélas loin du slogan de 68 : « Il est interdit d’interdire ».
Propos recueillis par Frédéric Bonnaud et Serge Kaganski
La Vénus à la fourrure, festival Kinopolska rétrospective (Le Couteau dans l’eau, Cul de sac, Le Bal des vampires, Chinatown, Le Locataire et Le Pianiste) + carte blanche à Roman Polanski, du 19 au 24 novembre, cinéma Le Balzac, Paris VIIIe, cinemabalzac.com
Roman Polanski – Une rétrospective de James Greenberg (Editions de La Martinière), préface de Roman Polanski, 288 pages, 39 €
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