Changement de cap pour Leïla Bekhti : la jolie banlieusarde gouailleuse de « Tout ce qui brille » devient une aventurière en cavale dans « L’Astragale », le film de Brigitte Sy, ex-muse de Philippe Garrel. Entretien.
La première chose qu’on a envie de lui dire quand on la rencontre, c’est, en mode Lisa Azuelos : “Comme t’y es belle !” Mais il apparaît assez vite au cours de la conversation que le joli minois de Leïla Bekhti abrite une personnalité sensible, cash, généreuse, d’une intelligence très fine et dénuée de frime. Et sa pointe de gouaille parigote ne gâche rien. Venue au métier d’actrice un peu au hasard du casting de Sheitan, Leïla y a vite pris goût, bossant de plus en plus ses rôles, boulimique des classiques qu’elle n’a pas encore vus, formant avec Tahar Rahim un magnifique couple de cinéma. Après Un prophète, Tout ce qui brille ou Une vie meilleure, sans oublier les bons téléfilms d’Alain Tasma ou Malik Chibane, L’Astragale de Brigitte Sy devrait amplifier son statut d’actrice qui compte. Ce superbe film nous a donné une idée : Leïla Bekhti, prochain modèle de Marianne, pour que le symbole national rejoigne sa réalité sociologique, pour conjurer les mauvais vents politiques et qu’on puisse dire de la France 2015 : “Comme t’y es belle !”
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D’où vient votre envie de devenir comédienne ?
Leïla Bekhti – J’étais en troisième, une de mes meilleures amies était en seconde et me dit de ne surtout pas choisir la section SES, trop chiante. Je me dis bon, ben je vais faire théâtre, ça a l’air cool, c’est comme si on n’avait pas cours. Je me suis vite rendu compte que non, c’était trois heures de théorie et six de pratique par semaine. Mais j’aimais jouer, regarder les autres jouer. De là à en faire un métier, non.
Vous ne croyiez pas en vous ?
J’achetais le magazine Casting, que je feuilletais et refermais sans jamais penser à franchir le pas. Après le bac, j’ai suivi un cursus d’art-thérapie, il s’agissait d’aider les handicapés via l’art. Je n’y arrivais pas, je n’arrêtais pas de pleurer. On ne peut pas faire ce genre de métier si on culpabilise. J’ai arrêté et j’ai suivi des cours de théâtre. Mais l’ambiance était très compétitive, ça ne me convenait pas vraiment.
Comment débarquez-vous sur Sheitan, votre premier film ?
Je regardais Canal+, où Vincent Cassel disait qu’ils cherchaient des jeunes filles pour un film qui s’appelait Sheitan. Le lendemain, une copine me branche sur ce casting. Je suis gare du Nord, je fais des Photomaton, en noir et blanc quand même, et vais les déposer à la prod rue de Paradis. Dans la cour, je tombe sur l’acteur Olivier Barthélémy, descendu fumer une clope, il me dit de monter. On me présente à Kim Chapiron, mais je ne me rendais pas compte de la chance que j’avais de rencontrer direct le réalisateur, je n’avais aucune conscience du métier… Il me tend une feuille et me demande de l’apprendre pour le mardi d’après. Je n’en parle à personne, n’arrivant pas à y croire tout à fait, me disant qu’on m’a fait une blague à la Surprise sur prise.
Vous ne pensiez pas du tout être choisie ?
Non. J’y étais allée en me disant que je pourrais raconter à mes copines comment se passe un casting. J’avais une image des producteurs à la Eddie Barclay, costard blanc, chapeau et cigare, limousine… Chapiron, c’était un peu plus rock’n’roll. Bref, je reviens le mardi. Je dois improviser une scène de drague, mon personnage est censé être timide. C’était la première fois que je jouais devant une caméra, j’étais toute rouge, intimidée. Du coup ils ont dû me prendre pour Claudia Cardinale ! Le 7 février 2005, premier jour de tournage, je réveille ma famille à 6 heures du mat et je leur annonce que je vais jouer dans un film. Quoi ? Si si, regardez, j’ai ma feuille de service. J’ai signé le contrat avec mes parents et j’en étais trop heureuse.
Vous êtes très famille ?
On est très soudés et en même temps chacun de nous est très indépendant. Ils ne me regardent pas comme la huitième merveille du monde mais me soutiennent. Mon frère, Slim, me dit toujours que tous mes films sont super alors qu’il a dû en voir cinq sur dix. Mais, comment dire… je ne peux pas avoir chaud si je sais qu’ils ont froid.
Après Sheitan, vous êtes dans Mauvaise foi, comédie sur un couple judéo-musulman. Travailler avec Roschdy Zem, c’est comment ?
Je l’aime tellement trop que j’avais peur d’aller au casting, d’être humainement déçue. En arrivant, je vois plein de filles sportives. Roschdy me demande : “T’as fait du foot ? – Ouais ouais”, alors que pas du tout ! Je fais les essais, une dispute entre lui et moi. Puis il m’a dit un truc très joli : “T’as un grand frère ? – Ouais. – T’es proche de lui ? – Ben ouais. – Ça se voit. Parce que tu n’as pas été agressive dans la scène de dispute.” En sortant, j’ai appelé mon frère pour le remercier.
Vous tournez Un prophète, film-événement, mais avec un petit rôle dans cette histoire très masculine.
Je rencontre Jacques Audiard, on se parle de tout sauf du film. Je sors de son bureau, je suis sur la moto d’un copain, mon téléphone sonne et mon agent Richard Rousseau m’annonce que je suis prise. Je suis tellement contente que je ne me rends pas compte que je suis en train de me brûler la jambe sur le pot d’échappement ! J’ai encore cette cicatrice, qui restera à vie. Sur le film, je suis arrivée en fin de tournage quand tout le monde avait déjà eu le temps de s’appeler “Pépita Pépito”. Moi, je suis très timide, et je devais tout donner en seulement quatre jours de tournage. Je me suis vite rendu compte que Jacques est un très grand directeur d’acteurs, et qu’il fallait jouer sobre. Et, sans entrer dans les détails, ce film change évidemment ma vie au plan personnel.
Vous pressentiez que le film aurait un tel impact ?
Je l’ai découvert à Cannes. Au départ, je ne devais pas venir, mais Jacques a insisté. Je me retrouve à monter les marches, puis je vois à l’écran le boulot de Tahar, de Niels, de Reda, de Slimane, je me dis que tout est dingue dans ce film ! Je peux d’autant plus en parler des heures que je n’y ai qu’un tout petit rôle.
Tout ce qui brille est très différent : c’est une comédie et cette fois, vous y tenez le premier rôle. Et c’est un grand succès, presque surprise.
Et il y a l’amitié avec Géraldine (Nakache – ndlr). Tout se rejoint… A l’époque de Mauvaise foi, Géraldine produisait une émission, Le Soiring sur TPS. Roschdy m’y avait emmenée pour la promo en me disant : “La productrice aime ce que tu fais et voudrait absolument te rencontrer.” On se rencontre, et on se sent toujours un peu concon quand on est en présence de quelqu’un qui aime votre travail et vice versa. Six mois après, elle m’appelle pour Tout ce qui brille. Je lis le scénar, je la rappelle et lui dis : “J’aimerais inventer un mot qui signifie plus que oui !” Vu d’aujourd’hui, ça avait l’air simple, n’empêche qu’on a mis trois années et demie à le monter. Des décideurs ont demandé : “Pourquoi vous ne parlez pas de vos religions respectives dans le film ?” Euh, c’était pas vraiment le sujet. “Et pourquoi y a pas de voitures qui brûlent dans la cité ?” Euh… Trois ans comme ça. Ce qui est intéressant dans le film, c’est son aspect social, la frontière entre centre-ville et banlieue. C’est une comédie légère avec beaucoup de profondeur.
Tout ce qui brille vous a-t-il renvoyée à votre propre adolescence en banlieue ?
Non, parce que je ne ressentais pas ce décalage. Curieusement, je l’ai ressenti en commençant ce métier quand j’ai donné mes premières interviews à Montrouge, là où j’habitais. Les journalistes faisaient : “Quoi ?! Montrouge !?” Merde, c’était quand même pas Beauvais ! Là, j’ai senti que je devais franchir le périph. Ado, ma chance était d’avoir un grand frère qui m’emmenait à Montparnasse pour faire du shopping. Paris faisait partie de mon univers.
Dans Une vie meilleure de Cédric Kahn, on vous voit au début, puis vous disparaissez et on vous retrouve dans une dernière partie très émouvante.
C’est vrai, comme Céline Sallette dans Vie sauvage. Au début, Cédric pensait que j’étais trop jeune pour le rôle. Il m’a à nouveau fait faire des essais et là, Guillaume Canet a fait un truc très classe : il est remonté en express à Paris pour me donner la réplique.
Cédric Kahn a la réputation d’être très exigeant…
Oui, mais je me suis très bien entendue avec lui. On se voit régulièrement, j’aime avoir son avis sur mes projets. Cédric aime bien aussi les imprévus, comme la scène de la crêpe qu’on a improvisée au dernier moment. La base d’un bon film, c’est un bon scénario, mais c’est bien qu’il se passe des choses imprévues au tournage, c’est ce qui est magique avec le cinéma. Telle prise est bonne, pas telle autre, telle autre est bonne alors qu’on ne s’y attendait pas, et on ne sait pas toujours pourquoi.
Au stade où vous en êtes de votre carrière, avez-vous vaincu votre timidité, avez-vous plus confiance en votre place dans le cinéma ?
Je ne sais pas si j’ai confiance en moi mais je sais que je bosse beaucoup. Je ne viens plus sur les tournages en me disant : “Je vais le faire à l’instinct.” En même temps, je ne veux rien figer, je veux garder de la spontanéité, mais j’ai toujours une part de doute. Si on me demande de refaire 45 fois la même prise, je le fais. Si on me dit : “C’est bon, j’ai ce qu’il faut”, je fais confiance au réalisateur et je ne vais pas aller vérifier au combo. Je n’ai pas encore la distance nécessaire pour pouvoir me regarder et me juger. Ce que je sais aussi, c’est que j’aime profondément ce métier. Je prends un peu d’expérience. Par exemple, si je vois des costumes trop neufs au début d’un tournage, je fais tout pour les patiner, les user un peu. Je veille à ce que les costumes soient en cohérence avec le personnage.
Votre filmographie est assez variée. Existe-t-il un type de film que vous privilégiez dans vos choix ?
Le critère important pour moi est la rencontre avec le metteur en scène. Si on m’avait proposé L’Astragale réalisé par Tartempion, je ne l’aurais peut-être pas accepté. L’histoire et le personnage m’intéressent évidemment, mais à travers le regard d’un metteur en scène. Après, sur les genres de films, la comédie et le drame sont les deux qui m’attirent le plus. J’adorerais refaire une très bonne comédie. Je suis plus à l’aise avec les comédies de situation qu’avec l’humour purement burlesque – glisser sur une peau de banane, ce n’est pas mon registre. Je viens de tourner dans le premier film de Kheiron (Bref), qui parvient à mêler la comédie et le drame : l’histoire de ses parents, militants iraniens sous le régime de Khomeiny. Ce mélange me plaît.
Vous êtes vous-même d’origine algérienne. Comment ressentez-vous le climat social et politique en France, en ce moment ?
Je me rends compte que sur ces sujets, j’ai une démarche humaine plutôt qu’intellectuelle. Et ces sujets sont devenus tellement importants que je ne voudrais pas parler à la légère. J’ai retenu une phrase dans tout ce que j’ai lu après les événements de janvier : “Aujourd’hui, il y a des musulmans, des juifs, des Français, des Noirs, des Arabes, alors que quand j’étais petit, il n’y avait que des copains.” A ce compte-là, moi, je suis encore petite. Et j’aurais envie de dire aux politiques, faut plus dire, faut faire. Ce qui est dommage, c’est que les médias parlent en boucle de ce qui va mal, alors que parfois, souvent, ça se passe bien. Pour eux, c’est plus intéressant de filmer une voiture qui brûle que les cinquante derrière qui disent : “Merde, on n’a pas brûlé ces voitures et on est les premiers emmerdés par ça…”
Quelles sont vos ambitions à moyen terme ?
Faire de belles rencontres plutôt que tracer un plan de carrière. Après, si la carrière suit, tant mieux, mais avant tout les rencontres. Voir ses amis réussir, ça fout tellement la pêche. Quand Léa (Seydoux) décroche un rôle dans le James Bond, je ne peux m’empêcher de lui envoyer un texto. Quand on voit le succès d’un premier film comme Les Combattants, on se dit que le cinéma produit de belles histoires aussi derrière les caméras. Parmi mes projets, j’ai envie d’écrire, Brigitte (Sy, la réalisatrice de L’Astragale – ndlr) va m’aider. Mais je fais ça sans aucune pression, on verra bien.
Quels sont les films, les cinéastes qui vous ont marquée récemment ?
Le Procès de Viviane Amsalem de Ronit Elkabetz. Très fort. Adèle dans La Vie d’Adèle ; quand elle joue, on voit qu’elle aime les gens. Je lui ai dit après avoir découvert le film et depuis, on ne s’est plus quittées. Mommy m’a bien marquée aussi. On a beaucoup parlé de la relation mère-fils mais je trouve que Mommy est magnifique aussi sur l’amitié entre les deux femmes. Et puis Une séparation : il parle du couple, de la femme, de la culpabilité, de l’Iran d’aujourd’hui… – ce ne sont plus des empreintes qu’il m’a laissées, c’est carrément un tatouage ! Là, je suis impatiente de regarder Mirage de la vie de Douglas Sirk que Brigitte m’a conseillé. J’aime les mélos. Je suis très premier degré comme spectatrice, je peux facilement pleurer.
Comment vous êtes-vous retrouvée sur L’Astragale ?
Après Tout ce qui brille, on m’a proposé plein de comédies très girly qui ne racontaient pas grand-chose. Alors j’étais heureuse quand Brigitte Sy m’a proposé L’Astragale, d’autant que je ne connaissais pas Albertine Sarrazin. J’ai lu le livre, mais Brigitte ne voulait surtout pas que je voie le film de 1968 avec Marlène Jobert avant de tourner le nôtre. J’ai aussi beaucoup regardé d’archives sur Albertine Sarrazin.
Quel regard posez-vous sur elle, née en Algérie, adoptée, fugueuse, braqueuse, bisexuelle, écrivaine, tout cela dans les années 50-60 ?
Je dirais que c’était une révolutionnaire. Elle était la première femme à parler de prison, de prostitution, d’homosexualité… Jean-Jacques Pauvert, son éditeur, disait qu’une ou deux pages lui suffisaient à repérer un écrivain. Pour Albertine, il a su dès la première phrase : “Le ciel s’était éloigné d’au moins dix mètres.” Albertine me fascine parce qu’elle avait besoin d’un excès de liberté.
C’est Brigitte Sy ou le roman qui vous a donné vraiment envie du rôle ?
Brigitte. J’ai dit oui avant même d’avoir lu le scénario. On avait travaillé ensemble sur un court métrage de Rachid Hami, puis sur Une vie meilleure, et on a noué un lien très fort. Elle me fait découvrir plein de choses, elle m’a décomplexée, elle a cette bienveillance-là.
Décomplexée par rapport à quoi ?
Quand j’ai débuté comme actrice, je n’étais pas très cinéphile. Lors de ma première interview, on m’a demandé quel était mon premier souvenir de cinéma, j’avais répondu Chérie, j’ai rétréci les gosses. J’avais vu La Strada avant, mais je me souvenais surtout de Chérie… J’ai évidemment revu La Strada et là, je me suis dit : “Ah ouais…” Je vais être honnête, je n’étais pas très curieuse il y a dix ans. Maintenant, je le suis, et je découvre avec joie les films de Melville, de Cassavetes, de Sautet… Avoir été jurée à Un certain regard m’a aidée à aiguiser encore plus ma curiosité. Je me suis rendu compte que j’aimais beaucoup les films qui parlent du quotidien, de nos vies.
La famille Garrel-Sy est présente dans L’Astragale avec les seconds rôles d’Esther et de Louis…
La scène avec Louis était un clin d’œil à Jean-Pierre Léaud dans Le Père Noël a les yeux bleus, car Jean-Pierre est le parrain de Louis… A la base, cette scène devait être muette, en musique. Finalement, elle a gardé notre dialogue improvisé. Je connais Esther depuis cinq ou six ans et j’étais très à l’aise avec elle dans les scènes saphiques. Esther ou Louis font partie de ces gens qu’on n’a pas besoin de voir tous les jours pour savoir qu’il y a une amitié profonde.
Une des belles idées de Brigitte Sy est d’avoir confié le rôle de Julien, très Gabin ou Ventura, à Reda Kateb.
En dehors de Tahar évidemment, Reda fait partie, avec Slimane Dazi, des personnes dont je suis restée très proche après Un prophète, alors que je n’avais aucune scène avec eux. Avec Reda, on ne s’est plus jamais perdus de vue. J’ai une affection particulière pour lui, il est droit dans ses pompes. C’est un super acteur. ça me rassure d’être entourée de gens comme ça.
L’Astragale de Brigitte Sy, avec Leïla Bekhti, Reda Kateb, Esther Garrel (Fr., 2015, 1 h 36), en salle le 8 avril
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