La guerre au Liban entièrement vue depuis un char. Un pari formel un peu forcé, couronné du Lion d’or à Venise.
Arrête ton char, Samuel !”, a-t-on parfois envie de hurler pendant la projection de Lebanon, Lion d’or de la dernière Mostra de Venise. La vanne est un peu facile, certes, mais elle traduit notre sentiment ambivalent face au film de Samuel Maoz. Un film de guerre efficace, à l’estomac, mais qui n’offre pas grand-chose de plus que l’affichage de sa propre efficacité, en l’occurrence déjà vue maintes fois (Mann, Fuller, Peckinpah, Schoendoerffer, Kubrick, Cimino, Spielberg…). Tel un des sergents virils du film, le réalisateur semble constamment dire au spectateur : “Mate un peu comme je suis un metteur en scène habile, solide, musclé… mais sensible, complexe, contre la guerre cette saloperie, et ne discute pas !”
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Samuel Maoz a été bidasse tankiste de Tsahal lors de la guerre au Liban en 1982. Comme le Ari Folman de Valse avec Bachir, il se sert du cinéma pour revenir vingt-cinq ans plus tard sur cet épisode de sa vie (et de l’histoire) avec la position de recul critique produite par le temps. Mais contrairement à Folman, qui comblait les trous de sa mémoire par un imaginaire presque baroque, Maoz adopte un hyperréalisme brut de brut. Là où Folman ouvrait grand les vannes vers l’inconscient et les souvenirs embrumés par les drogues, Maoz rétrécit son espace cinématographique aux dimensions étroites du tank. Comme si d’une esthétique LSD, drogue artiste, on était passé à une esthétique coke, drogue business.
Réduire une fiction aux dimensions d’un char permet de décliner les métaphores à foison. Métaphore utérine, comme dans tous les films fondés sur les lieux clos (Frontière chinoise, 2001, Alien, Le Bateau, ou le récent film israélien Beaufort…) : machine de mort implacable pour les populations envahies, le char est pour les tankistes une matrice protectrice, un utérus monstrueux et suintant de toutes les humeurs corporelles possibles dont ils aimeraient parfois s’extraire – et le spectateur aussi, avouons-le.
Métaphore plus spécifiquement cinématographique aussi, comme dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock : l’engin blindé est non seulement le petit théâtre clos de la fiction, mais son quasi-unique point de vue. Ce char n’est donc pas seulement une arme, mais une caméra, un projecteur, un écran, l’œil du cinéaste et du spectateur. Le parallèle fullerien entre le cinéma et la guerre, synthétisé par le verbe anglais “to shoot” (qui signifie autant “filmer” que “tirer”), constitue l’armature théorique et concrète de Lebanon.
La limite du film, c’est que cette gémellité entre guerre et cinéma débouche sur pas grand-chose de neuf, cinématographiquement ou philosophiquement. La guerre peut donner lieu à un spectacle cinématographique monstrueusement efficace, on le savait déjà depuis belle lurette… Comme on sait depuis longtemps, et notamment grâce au cinéma, que, sous l’uniforme des soldats, des individus aux personnalités multiples vibrent, palpitent, s’engueulent, ont peur (et parfois pissent ou gerbent dans leur treillis), bref, des êtres humains sont broyés par une situation qui a été décidée en haut lieu et les dépasse. Sur tous ces plans, Lebanon ne fait que reproduire des schémas existants et ne progresse pas d’un centimètre.
Malgré les intentions clairement pacifistes du film, deux scènes font tiquer. Lors d’un assaut, une femme civile court affolée dans les décombres. Elle est en loques, presque nue, et observée depuis le char. Cinéaste et spectateur sont certes en empathie avec cette victime, mais la beauté de cette femme et la longueur du plan laissent un arrière-goût de voyeurisme hors de propos. Dans une autre séquence, un phalangiste libanais chrétien (donc allié de circonstance d’Israël) entre dans le char pour dire deux mots en arabe à un prisonnier syrien : les sous-titres ne cachent rien de la sauvagerie du traitement promis par le phalangiste à son frère ennemi musulman. Message à peine subliminal : si Tsahal s’est très mal conduit au Liban, c’était encore pire entre Arabes.
Après le récent Beaufort, Lebanon est un autre film de guerre israélien ne lâchant pas le point de vue d’une petite unité de soldats enfermés dans un lieu étroit, cernés par un ennemi réel ou fantasmé, ne connaissant plus que la trouille, l’agressivité, l’instinct de survie. On peut y voir la métaphore, volontaire ou pas, de ce que devient la société israélienne actuelle. Ce serait là la seule et vraie “nouveauté” de Lebanon, film carré, gardant obstinément son cap esthético-politico-théorique, mais trop réductible à une démonstration de force sommaire et sans mystère pour convaincre pleinement.
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