Rejeté unanimement par le public et la presse à sa sortie puis interdit de diffusion, “Le Voyeur” de Michael Powell ressort ce 13 mars au cinéma, dans une nouvelle restauration 4K. Retour sur cette œuvre majeure, pionnière du cinéma d’horreur, qui influença notamment Brian de Palma et Dario Argento.
Si un jour l’humanité se devait d’introduire et d’expliquer la notion de modernité cinématographique à une civilisation extraterrestre encore non initiée au 7e art, prendre pour exemple la totalité de l’année 1960 serait assurément un des choix les plus pédagogues pour éclairer nos nouveaux colocs terrestres. Se replonger dans ce millésime, c’est constater un basculement retentissant vers la modernité, c’est réaliser avec vertige que se succèdent à l’affiche A bout de souffle de Godard, Tirez sur le pianiste de Truffaut et Les Bonnes Femmes de Chabrol, marquant tous les trois la suprématie de la Nouvelle Vague. C’est aussi Le Trou de Becker (le plus grand film de son auteur), un trio éblouissant de films italiens (L’Avventura d’Antonioni, Rocco et ses frères de Visconti et La Dolce Vita de Fellini), l’immersion à Hollywood du jeune Kubrick, qui s’essaye brillamment au péplum avec Spartacus. 1960, c’est surtout, bien entendu, Psychose, chef-d’œuvre culte d’Hitchcock et pierre angulaire du cinéma d’horreur moderne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La genèse d’un scandale
Au cœur de cette année monstre, le cinéaste britannique Michael Powell sortait le beaucoup plus méconnu Le Voyeur, deuxième film qu’il réalise sans son compère Emeric Pressburger (leur association avait déjà fait naître les très beaux Colonel Blimp, Les Chaussons Rouges et Le Narcisse noir dans les années 40). Depuis un certain temps, Powell s’intéresse à Freud et souhaite faire un film sur les travaux du psychanalyste. Un jour, Léo Mark, scénariste proche de Powell, lui rend visite et présente une histoire de guerre mais le cinéaste n’est pas emballé. Mark poursuit alors avec une idée qui le hante depuis longtemps : « Que diriez-vous de réaliser un film sur un jeune homme qui tue des femmes avec sa caméra ?« . Sans hésiter, Powell approuve le projet avec enthousiasme et engage Mark pour rédiger le scénario.
On y suit Mark Lewis un jeune homme mystérieux obsédé depuis son enfance par l’image. Officiellement, premier assistant opérateur dans un studio de cinéma, Lewis s’occupe de faire le point sur la caméra – soit symboliquement de faire passer un corps ou un visage du flou au net pour en révéler la vérité. Mais secrètement, Mark s’adonne à une expérience macabre : il rôde dans la nuit londonienne, la caméra au poing et traque la peur de la mort dans le visage de jeunes femmes avant de les assassiner. D’abord pressenti pour le rôle du tueur, Dirk Bogarde refuse. La production choisit finalement la gueule d’ange de Karlheinz Böhm, connu pour son interprétation de l’empereur François-Joseph, amoureux de Romy Schneider dans Sissi. Anna Massey interprète Helen, personnage dont le tueur va s’éprendre (l’actrice retrouvera d’ailleurs un serial killer blond platine dans Frenzy d’Hitchcock en 1972).
L’autre psychose
Coup du destin, Le Voyeur (titré en anglais par l’expression Peeping Tom) sort à Londres à quelques mois d’intervalle d’un autre film d’épouvante pénétrant la psyché d’un tueur de femmes, réalisé par un autre cinéaste britannique : Pyschose. Si la postérité a depuis réinstallé au film de Powell une place prestigieuse dans l’histoire du cinéma, Le Voyeur est à sa sortie un échec cuisant, une œuvre mal-aimée qui provoque l’indignation des spectateurs – le film d’Hitchcock sera lui dès sa première projection un immense succès public et critique. En plus de son sujet déjà particulièrement transgressif pour l’époque, Le Voyeur est le premier film britannique à proposer une nudité frontale à l’image. Une partie de la critique anglaise accuse le film de Powell d’être une “offense faite à la nation” tandis que d’autres journalistes en demandent carrément l’interdiction immédiate. Ce vœu est exaucé par le distributeur du film qui le retire de l’affiche une semaine seulement après sa sortie. La filmographie jusqu’ici saluée du cinéaste anglais est soudainement entachée d’une œuvre scandaleuse qui marquera le début du déclin de sa carrière.
Ce qui différencie de manière assez flagrante les deux œuvres, et pourrait expliquer la révulsion quasi-unanime des spectateurs et de la presse de l’époque (en France, Positif est une des seules revues à défendre le film), c’est le dispositif d’identification volontairement provocant, que Powell confère au tueur. Tandis que la caméra d’Hitchcock, dissèque minutieusement cette allégorie du mal qu’est Norman Bates tout en émettant une distance analytique avec le psychopathe, Powell nous injecte dans la peau, les yeux mais aussi les sentiments du tueur à la caméra (le film est également un drame amoureux très touchant), entraînant un sentiment d’empathie inavouable pour le spectateur. Ce dernier n’est plus un simple voyeur mais devient complice des crimes commis par Mark Lewis. C’est en cela que Le Voyeur est un grand film sur l’éthique du regard et propose une réflexion puissante sur le cinéma et notre consommation des images. La figure du tueur n’est ici qu’un miroir déformant de celle du metteur en scène qui traque avec obsession le moment de vérité d’un acteur pour s’en emparer par l’image, vampirisant ainsi son âme. Munie d’un bout tranchant sur l’un des segments du trépied du tueur, c’est la caméra elle-même qui devient l’instrument de mise à mort. Le tueur, le réalisateur ou le spectateur… on ne sait alors plus très bien qui est le voyeur mentionné par le titre.
Une source d’inspiration inépuisable
Il faudra attendre plusieurs années avant que Le Voyeur soit reconsidéré par le public et la critique. Citons notamment Martin Scorsese et Bertrand Tavernier qui ont beaucoup œuvré pour redorer la réputation du film. Aujourd’hui, Le Voyeur est considéré comme un objet culte et d’une grande modernité. Car, au-delà de sa réflexivité passionnante, le film de Powell sera un source d’inspiration inépuisable pour le cinéma d’épouvante. D’abord, Le Voyeur peut être perçu comme l’ancêtre des Snuff movies, ces vidéos captant la mort en direct (Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, Salò de Pasolini, Vidéodrome de Cronenberg…) et des films de Slashers mettant en scène les meurtres d’un tueur psychopathe qui élimine méthodiquement un groupe de jeunes ados, le plus souvent à l’arme blanche (Halloween de Carpenter, la série Freddy de Craven). Le Voyeur prophétise également le genre du giallo, de Mario Bava à Dario Argento (La fille qui en savait trop de Bava sortira deux ans plus tard) et constituera l’une des matrices fondamentales du cinéma de Brian de Palma (Blow-Up, Body Double, Phantom of the Paradise). Le cinéaste rend d’ailleurs hommage au film dans la séquence d’ouverture de Soeurs de sang en 1973, lorsque des invités débattent pendant une émission de télévision baptisée Peeping Tom.
Si un jour, ce fameux cours sur 1960 et la modernité cinématographique a lieu, après avoir longuement évoqué A bout de souffle, Tirez sur le pianiste, Les Bonnes Femmes, Le Trou, L’Avventura, Rocco et ses frères, La Dolce Vita, Spartacus et Psychose, gageons que le professeur accordera un peu de son temps de parole au Voyeur. Dans les derniers instants de son monologue, il pourra expliquer la genèse du film, son passé sulfureux et finalement ce que le cinéma lui doit. Et puis, exténué, il regardera sa montre et constatant qu’il est l’heure, il conclura par une citation de Martin Scorsese, d’ailleurs l’objet du prochain cours : “J’ai toujours pensé qu’avec Le Voyeur et Huit et demi de Fellini, tout ce qu’on pouvait dire sur le cinéma était dit, sur le processus cinématographique, sur son objectivité et sa subjectivité et sur la confusion qui règne entre les deux.”
Le Voyeur, de Michael Powell, avec Karlheinz Böhm, Anna Massey (G.B., 1960, 1h41). Ressortie en salle le 13 mars
{"type":"Banniere-Basse"}