Une femme, un enfant, un ballon rouge et la solitude du monde occidental : un très beau conte par l’auteur de « Millenium Mambo ».
Depuis le début de la décennie, le cinéma de Hou Hsiao-hsien alterne les films d’une extrême opulence formelle (Millenium Mambo en 2001, Three Times en 2005), qui visent (et atteignent) une sorte d’extase esthétique – dont on comprend mal qu’elle ne lui ait pas déjà valu une Palme d’or –, et les films plus modestes, où son cinéma, déterritorialisé, apparaît plus nu, moins évidemment séduisant. Café Lumière (2004) et Le Voyage du ballon rouge (2006) sont deux films tournés à l’étranger (Japon, puis Paris), deux films de commande aussi (le premier réalisé à l’occasion du centenaire d’Ozu, le second dans le cadre d’une collection cinéma du musée d’Orsay), deux films enfin ayant pour objet l’imaginaire cinématographique national de leur pays d’accueil.
Si le choix de reformuler en termes contemporains les grandes figures d’Ozu dans le cadre d’un film japonais paraissait assez évident, exhumer un moyen métrage pour enfants des années 50 bien oublié, Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse, paraît plus saugrenu. Du conte anthropomorphique de Lamorisse, Hou Hsiao-hsien retient la trame : un petit garçon solitaire, ici nommé Simon, se voit chaperonné par un ballon rouge doué de raison. Mais il y ajoute beaucoup de personnages, à commencer par celui d’une mère très agitée, Suzanne (Juliette Binoche), et une baby-sitter taiwanaise, Song, qui est aussi étudiante en cinéma et passe son temps à filmer Simon et son ami le ballon avec sa DV.
Le film tourné par Song ressemble furieusement à celui d’Hou Hsiao-hsien (l’étudiante est donc sacrément douée) : même caméra reptilienne, même posture d’observation flottante, même très longs plans-séquences. Inversement, après vingt-cinq ans de carrière, Hou Hsiao-hsien semble avoir voulu réaliser son premier film d’étudiant en cinéma.
Les amateurs d’histoire de la théorie connaissent en effet le film d’Albert Lamorisse essentiellement pour l’usage qu’en a fait le critique André Bazin dans un article fondateur intitulé “Montage interdit” (1957). Bazin y défendait sa conception d’un cinéma privilégiant le plan-séquence au découpage, touchant par là à une grâce proprement cinématographique, fondée sur le pur enregistrement. On sait l’attachement croissant au fil de son œuvre de HHH pour le plan-séquence. Les Fleurs de Shanghaï en est bien sûr l’acmé. Le film, entièrement composé de longs plans séparés par des fondus au noir, blocs d’espace-temps autonomes ouverts et refermés en corolle sans aucun raccord, proscrivait le montage dans des proportions que Bazin n’aurait jamais osé rêver.
Le Voyage du ballon rouge met la théorie bazinienne à l’épreuve des nouvelles images. Lorsque Suzanne demande à Song ce que faisait ce petit bonhomme vêtu de vert déplaçant le ballon à l’aide d’une perche, Song lui explique que sa tenue permettra de l’effacer ensuite numériquement de l’image et d’invisibiliser ainsi le trucage. Le montage n’a donc plus à être interdit, il est dépassé. C’est à l’intérieur même de plans sans découpes ni coutures qu’opère la manipulation digitale du réel. Un plan-séquence n’est plus la preuve de rien.
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Véritable traité de la fonction des images dans le monde moderne, le film multiplie les écrans domestiques (les jeux vidéo de Simon, l’ordinateur de Song, l’écran de poche grâce auquel Suzanne regarde ses vieux films en super-8 sur son grand-père, transférés en DVD). Puis il les confronte à d’autres images (la petite machine à reproduire des ombres sur des papiers calques par laquelle Simon dessine sa grande sœur, la photo précieuse que Suzanne offre à son maître de marionnettes, et in fine le tableau Le Ballon de Félix Vallotton que Simon découvre au musée d’Orsay).
Retenir quelque chose de ce sable qui file entre les doigts (l’expérience humaine), c’est ce à quoi s’emploie chacun, avec une armada technologique comme jamais. Et pourtant, si les représentations de la vie pullulent, quelque chose en elles manque. Il y a un trou, que toutes ces images n’arrivent pas à combler, ni figurer. Ce manque, un enfant de la classe de Simon l’exprime en commentant le tableau de Vallotton : “Tout au fond, c’est les parents. Ou peut-être des fantômes.” Peut-être des fantômes, comme la fille de Suzanne. Celle-ci veut chasser un locataire d’un appartement pour que revienne sa fille, qui ne veut pas l’occuper, préférant vivre en Suisse. Et puis il y a le père, l’angle mort du film, parti deux ans plus tôt à Montréal pour rédiger un roman qu’il ne se résout pas à écrire. Autant de trous par lesquels ce petit monde semble sorti de son orbite, en perpétuel tangage, déboussolé, assez cocasse en surface (HHH exerce sur le mode de vie de la petite-bourgeoisie parisienne un talent de satiriste qu’on ne lui connaissait pas), mais peu à peu absolument bouleversant. Ce ballon rouge qui survole cette humanité en lutte contre le manque affectif et la déréliction, c’est l’esprit de ceux qui manquent, un ami imaginaire à la place du père absent. Dans un des premiers films de HHH (Un temps pour vivre, un temps pour mourir, 1985), au lendemain de la mort de sa grand-mère, le jeune héros fixait une tache du sang de la défunte sur son tatami. Le film se clôturait par ce dernier plan, dernière trace de l’être aimé s’ancrant à jamais dans la mémoire. D’un film à l’autre revient donc la même image-écran, qui se subsitue à l’absent et le réduit à presque rien, pour que le vide qu’il creuse ne mange pas tout l’espace : rien, sinon une petite trace rouge – qu’on ne peut quitter des yeux.
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