D’Auschwitz en Italie, une interrogation sur la tragédie européenne, entre nazisme et soviétisme.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, il est ici peu question d’Auschwitz, du moins pas directement. La Shoah est un point de départ, un repère historique, qui hante le présent et ce film sur le mode fantomatique. Avant d’entrer dans le vif du documentaire de Davide Ferrario, il faut peut-être commencer par préciser qu’à la libération des camps, Primo Levi n’eut pas la possibilité de rentrer immédiatement chez lui. Comme des milliers d’autres, il fut ballotté par les troupes soviétiques à travers l’Europe et son retour Auschwitz-Turin dura huit mois avec de multiples détours et séjours à travers l’URSS et ses satellites. Cette période de “vacance” fut chroniquée par Levi lui-même dans La Trêve, récit d’une parenthèse dans l’Histoire (entre nazisme et guerre froide) et dans l’existence de l’auteur (entre l’enfer et le retour à la vie). C’est ce trajet sinusoïdal de 6 000 km qu’emprunte aujourd’hui Davide Ferrario, lui faisant traverser, outre la Russie, la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne et enfin l’Italie. Partant de l’étrangeté des cérémonies du 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz (le camp transformé l’espace d’une journée en festival hypermédiatisé),
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Le Voyage de Primo Levi est donc un voyage dans le présent et dans l’Europe postcommuniste, éclairé par la double lumière noire du nazisme et du communisme réel, ainsi que par la lumière perçante du texte de Levi. On y découvre ce que l’on savait déjà : les ruines concrètes, politiques et psychologiques laissées par le socialisme soviétique. En Pologne, ce sont d’immenses usines désaffectées à Nowa Huta, présentées par Andrejz Wajda, et des milliers d’ouvriers sur le carreau après avoir été l’aristocratie du régime communiste. En Ukraine, le film s’arrête sur l’assassinat d’un chanteur de variété ukrainien par des russophones : le dégel communiste laisse la place au retour des nationalismes. On découvre aussi des éléments que l’on ignorait. Comme ces cimetières de statues soviétiques en Hongrie et en Slovaquie, visités par des promeneurs goguenards et manifestement heureux d’avoir été libérés du joug. En Roumanie, une famille de vieille immigration italienne appauvrie croise un entrepreneur italien fraîchement arrivé pour profiter d’un nouveau marché. En Allemagne, les mots de Primo Levi s’entrechoquent violemment avec une réunion de néonazis. Si on peut émettre quelques réserves sur tel montage trop rapide, tel passage musical envahissant, ce docu est globalement assez beau, avec notamment un sens fort des lieux, des plans mémorables sur les usines polonaises ou les étendues ukrainiennes. Parlant de la fin des utopies, des ravages de l’Histoire et de la façon dont le passé hante notre présent, ce film est aussi un hommage intelligent à l’une des grandes consciences du XXe siècle. Le “voyage” de Primo Levi, ce fut aussi un périple existentiel hanté par la mort, ou la vie ne fut qu’une présence intermittente. Le grand écrivain ne s’était jamais libéré d’Auschwitz. Peut-être que l’Europe non plus.
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