Après De beaux lendemains, Atom Egoyan continue de réchauffer son système formel un peu glacé en lui infusant de l’épaisseur romanesque. Histoire d’une rencontre entre un ogre et sa proie, Le Voyage de Felicia dépasse les conventions pour raconter la guérison de deux solitaires. L’un, Lui, la Bête, l’Ogre, le Loup, vit à l’intérieur d’une […]
Après De beaux lendemains, Atom Egoyan continue de réchauffer son système formel un peu glacé en lui infusant de l’épaisseur romanesque. Histoire d’une rencontre entre un ogre et sa proie, Le Voyage de Felicia dépasse les conventions pour raconter la guérison de deux solitaires.
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L’un, Lui, la Bête, l’Ogre, le Loup, vit à l’intérieur d’une nature morte composée des ingrédients du festin solitaire à venir. Sur l’air d’un vieux tube de Malcolm Vaughan, il ne fait qu’entretenir une existence muséifiée, faite de vitrines soigneusement époussetées et de portraits pieux de Gala, sa mère adorée et détestée, cuisinière émérite au fort accent français qui inculquait les recettes d’Escoffier au bon peuple britannique lors d’émissions télévisées, dans une version en noir et blanc tremblotant de notre Cuisine des Mousquetaires. Il se sait le premier et dernier adorateur, et entretient le culte avec un dévouement maniaque et chaste.
Pendant la journée, il supervise la qualité incertaine d’une cantine d’entreprise, contrepoint ironique et peu comestible à la cérémonie culinaire du soir. Hilditch vit en vase clos, dans un système strictement codifié, bouclé à double tour dans un dispositif d’existence qui ne souffre pas l’improvisation.
L’autre, Elle, la Belle, la Victime, le Petit Chaperon bleu, s’échappe pour la toute première fois. Elle laisse derrière elle l’Irlande, son père et son village, la honte d’être enceinte, d’avoir été séduite puis abandonnée. Elle a eu le tort de croire à la romance et se retrouve seule, à la recherche de son amoureux, parti sans laisser d’adresse, en ne lui laissant comme seule piste exploitable que le nom de la ville d’Angleterre où il prétendait avoir trouvé du travail. Fragile et obstinée, avec ses joues un peu rouges, ses genoux nus et son petit baluchon, elle débarque dans Bristol, presque sans argent, avec sa foi intacte comme seule planche de salut. Sa quête est tout entière tournée vers une promesse déjà trahie, un avenir meilleur déjà corrompu. C’est une proie si facile…
L’un va rencontrer l’autre, bien sûr, après un long parallélisme entre ces deux solitudes qui s’appellent. C’est dans cette première partie du film qu’Egoyan grand cinéaste systématique des liens secrets et des équations à plusieurs inconnues donne le meilleur de lui-même. Depuis ses quatre premiers essais (Next of kin, Family viewing, Speaking parts, The Adjuster) jusqu’au film charnière qu’a été De beaux lendemains en passant par l’expérience Calendar et Exotica, beau film de transition, tout son effort a consisté à accorder toujours plus de chair dramaturgique et d’épaisseur humaine à son goût pour les machines voyeuristes et glacées. Bien que très originales et fascinantes, celles-ci faisaient irrésistiblement songer à son compatriote Cronenberg, mais un Cronenberg revu et corrigé, lavé de ses « mauvaises pulsions » gore et spectaculaires, et attiré vers la froideur conceptuelle de l’art contemporain. Il y avait alors beaucoup de Jeff Wall chez Egoyan. Et il y en a encore beaucoup dans sa façon de figer le mouvement de l’image pour l’amener à une intemporalité à la fois banale et inquiétante, parfaitement composée et pleine d’un baroquisme souterrain.
Mais ce qu’a gagné le cinéma d’Egoyan en se confrontant à des textes littéraires (Russell Banks avec De beaux lendemains, puis William Trevor pour ce Voyage de Felicia), c’est la profondeur psychologique invisible qui lui faisait défaut autrefois. Ainsi lesté d’histoires tranquillement fortes qui confèrent à ses deux derniers films une ampleur nouvelle, Egoyan peut s’affirmer encore davantage comme le grand styliste qu’il a toujours été, et suivre Felicia dans son errance à travers les friches industrielles de Bristol avec des mouvements de caméra savamment simples, débarrassés de tout effet trop voyant, mais qui contiennent la totalité de la fiction frémissante sans avoir besoin de l’exposer trop ostensiblement. Atom Egoyan a appris à faire des phrases de plus en plus longues et riches. Longtemps faite d’éléments trop distincts et épars, comme un kit à assembler, la matière de ses films s’unifie ici dans sa façon de saisir un mur d’usine ou un paysage irlandais, qui vibrent de l’intrigue à développer et la contiennent tout entière.
Quand survient enfin la première rencontre Felicia/Hilditch, après cette longue partie contemplative qui constitue le meilleur du film, on se dit que Le Voyage de Felicia court le risque du bouclage abstrait, comme si Egoyan allait commettre l’erreur de renoncer trop vite à ses gains récents pour retomber dans un petit théâtre de cruauté trop bien balisé. Mais non. Entre celui qui met en scène sa propre souffrance, qui la cultive et la dorlote, et celle qui veut croire dur comme fer aux pauvres histoires sentimentales qu’elle persiste à se raconter au mépris de la cruelle évidence, il y aura un long processus d’approche, traversé par des mensonges éhontés et de grandes révoltes. Avec son art presque trop consommé de la lacune narrative, Egoyan joue de ce parallélisme fluide qui tarde à devenir sécant pour multiplier les indices de la folie (vraiment meurtrière ?) d’Hilditch et les flash-backs sur les tristes amours de Felicia dans son île verte et désenchantée. Mais les pistes psychanalytiques sont trop évidentes pour ne pas être farceuses, et l’hypothèse commune et facile du « tueur en série » ne suffit pas à épuiser le sujet. Car ces deux-là, le « metteur en scène » et sa nouvelle « comédienne », sont faits l’un pour l’autre, prêts à échanger leur fonction, l’un se devant d’expirer pour que l’autre arrive au bout de son processus de libération.
Double histoire d’une cure réussie et d’une mort apaisée (« Que la guérison commence… », dit la Bête dans son dernier souffle, « L’histoire continue… », paraît lui répondre la Belle), Le Voyage de Felicia est surtout le reflet lucide et amusé de l’autocritique d’Egoyan quant à sa propension aux cérémonials trop cérébraux et ses penchants assumés pour les toutes jeunes filles, vues comme autant de bouleversements nécessaires, surtout quand c’est Arsinée Khanjian, la propre femme du cinéaste, qui incarne Gala, la mère castratrice. Suprême ironie. Tel Hilditch, Egoyan a besoin de la vitalité naïve de l’histoire de Felicia pour quitter une enfance maudite et s’ouvrir au monde. Le film est le récit de la réussite de cet implant.
Car si Felicia est paumée, elle n’est pas assimilable. Elle restera irréductible à la caméra vidéo cachée dans la voiture, à l’étiquetage maniaque des bandes et des photos des précédentes « disparues », aux surnoms que leur a donnés Hilditch (Felicia est Irish Eyes), bref, à tous les vestiges ouvertement parodiques de l’Egoyan ancienne manière. Elle est celle qui provoque les courants d’air qui viennent rafraîchir le système. A mesure qu’il croit la prendre au piège, Hilditch s’expose davantage, jusqu’à ce qu’une intrusion presque burlesque vienne dévaster sa tanière, juste à temps pour sauver Felicia d’une mort certaine, juste à temps pour le sauver de lui-même et du passage à l’acte. Dans ce jeu du chat démiurge et de la souris manipulée, c’est la souris qui l’emporte. Parce qu’elle fait quitter au film les rivages devenus étouffants du ludisme cérébral et de la gratuité arty pour l’amener vers un mélodrame renouvelé, vers ce classicisme élégant auquel Egoyan aspire depuis De beaux lendemains. La Bête était finalement moins dangereuse que ne le laissait suggérer son imagerie intime, et la Belle s’est libérée des clichés romantiques qui bloquaient son élan. Tous deux se sont échappés. Et l’énumération par Felicia des prénoms des sept présumées victimes remplace avantageusement les bandes vidéo. Le secret s’est transmis, et il s’est encore enrichi.
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