John Carpenter creuse depuis vingt ans sa niche dans la série B, la chargeant d’un contenu politique et polémique d’une pertinence rare dans le cinéma américain d’aujourd’hui. Après deux brûlots impitoyables sur la société américaine, il livre un remake du Village des damnésdécrivant un univers en pleine décadence, au bord du gouffre. Avec George Romero, […]
John Carpenter creuse depuis vingt ans sa niche dans la série B, la chargeant d’un contenu politique et polémique d’une pertinence rare dans le cinéma américain d’aujourd’hui. Après deux brûlots impitoyables sur la société américaine, il livre un remake du Village des damnés
décrivant un univers en pleine décadence, au bord du gouffre.
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Avec George Romero, John Carpenter reste sans doute le dernier tenant d’un cinéma d’horreur et d’épouvante directement issu de la série B des années 50 et 6o, et qu’ont déserté des cinéastes comme Brian DePalma, David Cronenberg, et William Friedkin, pourtant à l’origine de sa renaissance dans les années 70. Au lieu de prendre modèle sur le cinéma européen, John Carpenter puise dans le classicisme le plus rigoureux de la tradition hollywoodienne. Une démarche à la fois banale ? Sidney Pollack et Kenneth Branagh font de même, pour un résultat catastrophique plus proche du musée que du cinéma ? et terriblement exigeante. Sur ses quatre derniers films, trois sont des remakes plus ou moins lointains de classiques du fantastique: Invasion Los Angeles (L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel), Les Aventures d’un homme invisible (L’Homme invisible de James Whale) et, dernier en date,
Le Village des damnés (une relecture du film homonyme de Wolf Rilla, avec George Sanders). S’y ajoute l’adaptation de The Thing au début des années 8o, le film de Hawks, le maître de Carpenter qui n’a de cesse de retrouver son style, marqué par un sens prononcé de l’enfermement. John Carpenter s’arrange toujours pour ramener une scène à une zone délimitée. D’Assaut au Village des damnés, tous ces films racontent la même histoire d’hommes enfermés et coincés dans des espaces clos dont ils n’arrivent pas àsortir. Un système porté à son paroxysme dans Le Village des damnés, qui débute dans la petite ville de Midwich, une bourgade du littoral californien, se poursuit dans un hangar, pour se terminer dans le cerveau de Christopher Reeve confronté au regard lumineux et meurtrier de dizaines d’enfants d’origine extraterrestre. Dans L’Exorciste, William Friedkin amène l’épouvante dans la chambre à coucher. Carpenter va plus loin, et la circonscrit au cerveau. Dans une certaine mesure, John Carpenter fait subir au genre de l’épouvante le même traitement que Leone au western, et les scènes ultimes du Village des damnés, marquées par une confrontation de regards à la syntaxe de base fondée sur le champ-contrechamp, rappellent les duels finaux de Pour une poignée de dollars, du Bon, la brute et le truand et d’Il était une fois dans l’Ouestoù l’intensité du regard se substitue à la violence des armes à feu. Au terme de sa seconde trilogie, après celle des dollars avec Eastwood, l’espace mental du cinéma leonien (qui fut un jour assez vaste pour annexer Monument Valley) avait tellement rétréci qu’il se limitait aux dimensions du crâne de Noodles, le gangster floué d’Il était une fois en Amérique. Comme Leone, Carpenter a su créer un cinéma respectueux de la tradition dont il est issu, mais qui cherche à se libérer de son joug afin d’explorer de nouveaux mondes. On peut légitimement se demander ce que signifie de refaire aujourd’hui Le Village des damnés ou L’Invasion des profanateurs de sépultures, une question qui porte sur l’avenir d’un art qui n’en est désormais plus à innover, mais à essayer de renouveler des modèles déjà établis. Roméo et Juliette devait bien être la trentième version d’une histoire adaptée par les dramaturges depuis un siècle. Toutes proportions gardées, John Carpenter est le Shakespeare de la série B. Il ne se contente plus de jouer sur le mystère, l’inconnu ou la paranoïa inhérents au genre, à l’instar de ses prédécesseurs, il lui insuffle le souffle de l’épopée (comme Invasion Los Angeles, Le Village des damnés est un film de guerre où Terriens et extraterrestres se livrent une lutte sans merci) et un regard politique.
Tournée en 1960, la première version du Village des damnés de WolfRilla ne nous semble aujourd’hui qiïune mise en images habile, mais sans personnalité, d’un excellent roman de John Wyndham, Les Coucous de Midwich. Wyndham jouait sur l’importance du rôle maléfique de l’enfant, non encore poli par l’ordre social et qui, au contact de forces ténébreuses, met en péril la terre entière. Pilla coulait cette idée dans un moule de science-fiction, l’alliant au thème du mutant et l’apparentant à la maladive obsession de l’intrusion du mal dans les êtres, de l’agression par l’intérieur des extraterrestres, déjà abordée dans L’Invasion des profanateurs de sépultures. Ces beaux enfants blonds, nés dans des circonstances étranges et considérés par tous les villageois comme des êtres en marge, étaient présentés comme doués d’une intelligence exceptionnelle et d’une volonté de puissance exacerbée qui les poussaient au meurtre et à un désir de domination de la société adulte. Ces enfants, sortis mystérieusement du ventre des femmes de Midwich, pouvaient apparaître à l’époque comme une métaphore du péril rouge censé menacer l’Amérique des années 6o. Dans sa version du film de Pilla, Carpenter pointe, lui, un péril blond, ou plutôt transparent. La monstruosité des gamins ne se situe pas tant dans leur désir éperdu de domination que dans une indifférence au monde et une absence manifeste d’émotions ? comme si rien ne pouvait les toucher. C’était le propos d’Invasion Los Angeles, où les envahisseurs n’avaient rien de rouge, mais revêtaient les habits du parti républicain (la veille de la sortie américaine du film, George Bush était élu président) rolex, costume trois-pièces, BMW, valeurs centrées sur le profit, la cupidité et l’égoïsme. Les gamins du Village des damnés sont les produits de ces valeurs. Leur autisme, leur individualisme et leur froideur ne sont que les manifestations d’une société américaine décrite comme vacillante, au bord de l’asphyxie et de l’extinction. Ce projet est soutenu par l’abolition d’une figure classique du film d’horreur depuis Tourneur: le hors-champ. Bien que John Carpenter se proclame admirateur de Jacques Tourneur (il rêve d’ailleurs de tourner un remake de Rendez-vous avec la peur), son cinéma va à l’opposé de la démarche du metteur en scène de La Féline, puisqu’il s’agit avant tout pour lui de montrer: les métamorphoses de la créature issue d’un vaisseau spatial dans The Thing, le diable dans Prince des ténèbres (un film pour lequel Carpenter s’était inspiré des récentes théories sur la mécanique quantique), le f tus extraterrestre dans Le Village des damnés.
On connaît assez les influences des thèses de Kant sur Tourneur ? à savoir: le surnaturel ne peut être établi comme objet de connaissance et, par conséquent, il est impossible à montrer ?, pour remarquer que Carpenter s’efforce au contraire de rechercher des preuves scientifiques à son projet et surtout de les donner à voir. Comme Hawks, Carpenter est un cinéaste du réel et du concret (la scène où les femmes de Midwich mystérieusement enceintes demandent à une représentante de l’administration le montant de leurs allocations familiales est à cet égard éloquente). Son imaginaire est pauvre, comme le prouve L’Antre du démon, son film précédent, où il est incapable de rendre crédible l’univers fantasmatique à la Lovecraft qu’il met en scène. Les histoires d’extraterrestres de Carpenter sont hawksiennes, c’est-à-dire filmées de manière réaliste, avec le sceau de la science plus que de la fiction. Carpenter n’est pas seulement un conteur, il est aussi un entomologiste : son village des damnés n’est pas une chimère, il désigne simplement la banlieue qu’il habite.
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