Les mystères de l’oued. Théorique et sensuel, lyrique et politique, énigmatique ou même burlesque, le nouveau Kiarostami permet de réactiver le terme trop galvaudé de chef-d’oeuvre. Une voiture qui chemine sur une route en lacet, la beauté du paysage balayé par des panoramiques aussi simples que majestueux, des voix d’hommes (combien sont-ils ?) qui s’engueulent […]
Les mystères de l’oued. Théorique et sensuel, lyrique et politique, énigmatique ou même burlesque, le nouveau Kiarostami permet de réactiver le terme trop galvaudé de chef-d’oeuvre.
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Une voiture qui chemine sur une route en lacet, la beauté du paysage balayé par des panoramiques aussi simples que majestueux, des voix d’hommes (combien sont-ils ?) qui s’engueulent sur le chemin à suivre. Beaux comme les huiles d’un grand paysagiste, ou comme ces photographies que Kiarostami expose en même temps que sort son film, les plans inauguraux du Vent nous emportera suivent l’intrusion d’un objet mouvant dans un monde immobile. Mais c’est à force de mouvements infimes et réguliers, mystérieux et quotidiens, que ce paysage de labeur confine à l’immobilité, comme une mer qui scintille au couchant : il n’est que vibrations secrètes. Les hommes de la ville que transporte le véhicule sont des intrus et des menteurs. On finira par comprendre, beaucoup plus tard, que ce sont surtout des voyeurs, une équipe de cinéma ou de télévision venue dans cette vallée reculée du Kurdistan iranien pour filmer une cérémonie funèbre ancestrale et cruelle, où les femmes se griffent le visage avec leurs ongles pour exprimer clairement leur immense affliction aux parents du défunt, pour peu qu’elles soient leurs obligées sociales. Ces hommes viennent là pour prendre, « mettre en boîte », enregistrer une coutume, et repartir sitôt leur « forfait » accompli. Ce qu’ils ne savent pas encore, c’est que ce lieu est un labyrinthe enchanté, qu’ils vont s’y perdre sans parvenir à le soumettre, que la mort qui entraîne la fameuse cérémonie ne daignera passer chercher la vieille dame malade qu’une fois leur échec consommé, et qu’ils ne ramèneront pas un mètre de pellicule à leurs commanditaires de Téhéran.
Les habitués du cinéma de Kiarostami auront reconnu une mise en abyme bien dans sa manière. Nulle répétition laborieuse pourtant, mais l’approfondissement rigoureux et virtuose d’une seule et même recherche : de quels dispositifs un cinéaste a-t-il besoin pour prélever un peu de réel ? et que doit-il mettre au point pour que ce prélèvement, cette représentation de la réalité, ne soit pas confondu avec elle dans un naturalisme synonyme d’appauvrissement ? comment s’approcher au plus près des choses tout en creusant la distance nécessaire à leur monstration ? Ces questions, qui sont celles de tout grand cinéaste réaliste, de Lumière à Pialat en passant par Rossellini, Kiarostami ne cesse de les malaxer, d’en inverser l’ordre et d’en changer les données de départ. Avec Le Vent nous emportera, il renouvelle le prodige d’un film dont les différents penchants s’additionnent plutôt qu’ils ne s’excluent, pour innerver un même fleuve de doutes et d’évidences, un film à la fois purement théorique et d’une sensualité irradiante, qui ne laisse jamais oublier les dispositifs qui le fondent, mais qui s’en libère à chaque instant, dans des envolées qu’il faut bien qualifier de lyriques. Car si Kiarostami reste un cinéaste « à système », même si celui-ci est sujet à ajouts (ici le hors-champ), retranchements et variations infinis, son cinéma n’est jamais systématique, peut-être parce que sa grille de représentation semble émaner du monde même. Cette grille, Kiarostami ne la pose pas sur la réalité, mais cherche à la révéler comme son architecture invisible à l’oeil nu, sa vérité poétique profonde, et non comme sa seule mise en forme arbitraire.
Face à cet univers fait d’attentes et de répétitions, le cinéaste que les habitants du village appellent « l’ingénieur », simplement parce qu’il est étranger adopte la posture burlesque du révélateur malgré lui, c’est-à-dire que ses alliés techniques (son téléphone portable, son appareil photo) comme ses désirs de gastronomie « authentique » (du lait et du pain frais, des pommes, ses comparses invisibles préférant les fraises) ne font que renforcer l’étrangeté fantastique du village et de ses habitants au lieu de la réduire. Venu dans un but bien précis (attendre le décès imminent de la vieille femme pour filmer la cérémonie), il est bientôt aveuglé par sa quête, égaré par sa propre obstination, incapable de succomber pleinement à son désir (voir la scène sublime de la jeune fille dans l’étable), à la fois têtu et velléitaire. Surtout, il s’avère incapable de voir que si la cérémonie est un rite social certes barbare mais dûment répertorié, comme nous le dévoile enfin le jeune instituteur, le labyrinthe cache bien d’autres secrets incertains qu’il ne fait qu’effleurer, faute de vraie curiosité, faute aussi de méthode efficiente.
Au sein du « discours de la méthode » de Kiarostami, dont les tours et les détours théoriques ne font que renvoyer à une fibre profondément pédagogique qui tend à faire bouger la place du spectateur, libre de noircir à sa guise les cases laissées vierges ou de conserver ces blancs dans sa lecture, ce personnage solitaire est à la fois le double négatif et amusé du cinéaste, son mauvais génie ouvertement autobiographique, et le vecteur du spectateur, son corps agité et souvent de trop nous servant de relais fidèle donc imparfait, de passeur trop pressé. Mais s’il a besoin d’être constamment recadré par la maîtrise ouverte du démiurge pour (nous) être utile, cet élève médiocre est à même d’entendre deux ou trois choses quant à la condition des femmes et « leur troisième travail », et de faire ressortir combien le sexe n’en finit pas de rôder au coeur même de la répression religieuse érigée en système sociétal. Sur ce point aussi, le film dit les choses, clairement et fortement, et s’entend comme une charge politique sans ambiguïté. Car loin d’être un cinéaste de la dissimulation qui s’avancerait masqué, censure oblige, Kiarostami ne tend qu’à l’élucidation des mondes dont il s’empare. Mais cette élucidation ne renvoie finalement qu’à un nouveau mystère : là est le génie de Kiarostami.
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