C’est une vulgate critique en France de considérer qu’un film se gagne ou se perd en un plan. Qu’il suffit d’une image mal pensée, d’un mouvement d’appareil qui n’est pas juste pour que s’effondre un film dans son ensemble. C’est un des hits critiques de Rivette – éreintant Kapo, film italien de Gilles Pontecorvo sur […]
C’est une vulgate critique en France de considérer qu’un film se gagne ou se perd en un plan. Qu’il suffit d’une image mal pensée, d’un mouvement d’appareil qui n’est pas juste pour que s’effondre un film dans son ensemble. C’est un des hits critiques de Rivette – éreintant Kapo, film italien de Gilles Pontecorvo sur les camps de concentration, pour un seul plan, cadrant trop harmonieusement son actrice principale au moment du trépas–, auquel Serge Daney donnera trente ans plus tard des airs de testament théorique sous le titre “Le Travelling de Kapo”.
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Et c’est aussi une tradition critique française d’attendre d’un film qu’il délivre un plan qui le comprend totalement et en même temps l’excède. Le plan comme miracle ou comme épiphanie. Larry Clark ne croit probablement pas aux miracles et Wassup Rockers est sûrement son film le plus dégagé de toute ambition de sublime. Mais qui ne cherche pas le sublime parfois le trouve. Il y a dans le film un plan qui dit le plus simplement du monde l’idéal de cinéma de son auteur et donne une forme parfaite à ce pour quoi il filme. Jonathan, Kiko, et autres gars du quartier, viennent de quitter Beverly Hills dans une camionnette de fortune, comme des clandestins ramenés à la hâte à la frontière. Foulant à nouveau le sol, les ados s’élancent sur leur skate et s’alignent en file indienne, roulant sur le bitume et dans la nuit. Larry Clark les accompagne d’un long mouvement d’appareil latéral, parfaitement ajusté à leur vitesse de glisse. Ce travelling, c’est peut-être ce qu’a toujours cherché Larry Clark dans le cinéma : substituer au cadre fixe d’une photographie un mouvement d’accompagnement de son modèle, trouver la forme qui lui permette d’avancer à la même vitesse qu’un skateur. Le plan est très beau, très émouvant, mais moins que le suivant. Subitement, comme si le cinéaste sautait de la planche à roulettes de son travelling pour enjamber celle de son personnage, le film épouse le point de vue des skateurs. La ville devient alors un poudroiement coloré de néons et de striures abstraites, comme avalées par la caméra. Rien de plus usuel au cinéma qu’un plan subjectif. Pourtant, lorsque la caméra se substitue à l’œil du personnage, que les rails du travelling et la trajectoire du skate ne forment plus qu’une seule avancée convergente, le film ne semble avoir été fait que pour ce plan-là. Pour que le cinéaste consomme jusqu’au bout son désir de se tenir exactement à la place de ceux qu’il filme. Les skateurs le prennent sur leur planche, le photographe leur donne ses yeux et le transfert est consommé. Le film s’abandonne à l’ivresse de la fusion et de la vitesse. Tout va bien. Comme sur des roulettes.
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