Fin d’automne. Débutant comme du théâtre tchékhovien, finissant comme une élégie bouleversante, Le Testament du soir est un film curieux et superbe, fondé sur les ruptures de ton et le dévoilement progressif des apparences. Une oeuvre sur la mort, pleine de vitalité, par un cinéaste de 86 ans méconnu en France : Kaneto Shindo. Kaneto […]
Fin d’automne. Débutant comme du théâtre tchékhovien, finissant comme une élégie bouleversante, Le Testament du soir est un film curieux et superbe, fondé sur les ruptures de ton et le dévoilement progressif des apparences. Une oeuvre sur la mort, pleine de vitalité, par un cinéaste de 86 ans méconnu en France : Kaneto Shindo.
Kaneto Shindo a débuté dans le cinéma en tant que scénariste, a fait ses classes avec Mizoguchi, Kinoshita et Yoshimura. Agé de 86 ans, il est l’auteur d’une quarantaine de films n’ont été distribués en France que L’Ile nue et Onibaba. Aujourd’hui, il nous livre une oeuvre en trompe l’oeil, Le Testament du soir, tourné en 1995 : une petite symphonie pleine de sève, de fantaisie et de mordant, même si elle met effectivement en musique le soir de trois vies.
Sur la ligne claire que constitue la trame du film un retour sur le parcours de trois femmes dont les existences touchent à leur fin, avec la présence d’une jeune fille en contrepoint , Shindo effectue des coupes transversales, pareilles à des eaux transgressives dont les courants chauds s’immiscent dans le cours tranquille et froid des événements quotidiens. Yoko, célèbre actrice et vieille dame digne, vient se reposer quelques semaines dans sa maison de montagne, loin de Tokyo, comme tous les étés. Le chalet est soigneusement entretenu par la fidèle gardienne Toyoko, qui s’occupe de la cuisine et du ménage et vit seule avec sa fille de 22 ans. Viendra leur rendre visite Tomie, accompagnée par son mari, amie très chère de Yoko avec qui elle a débuté au théâtre, à présent figée dans une absence rêveuse par une sénilité précoce. L’ambiance du début fait penser aux pièces de Tchekhov : la vieille actrice qui vient se ressourcer dans sa datcha fraîche, posée entre le bois et le lac, évoquant ses souvenirs de théâtre, loin des rumeurs, des remous et des jalousies de la ville. Mais Yoko n’est pas un personnage torturé, comme Nina dans La Mouette : elle est partie à la ville pour réussir et en est revenue comblée, elle a trouvé la gloire, et son immense popularité à travers tout le pays est paisible.
La séquence d’ouverture positionne Yoko et Toyoko dans la maison comme sur une scène, les battants rectangulaires en bois et papier de la pièce ouvrant sur la forêt de bouleaux, qui donne l’impression d’un décor de théâtre. Mais ce n’est qu’une mise en place. Tout au long du film, Shindo va retourner les situations, à coups de rebondissements, bousculant l’apparente fixité des personnages et des lieux, éreintant en douceur les certitudes acquises au fil des ans, changeant la vérité en mensonge et inversement, avec une ironie légère. Dès le début, Shindo joue les contrastes et fait succéder à la scène de l’arrivée et à la conversation d’usage entre Yoko et Toyoko un plan sur la fille de Toyoko en train de se baigner nue dans un torrent, d’une sensualité assumée tranchant ainsi avec son allure de petite fille modèle et avec l’atmosphère ouatée de la maison. On apprendra bien plus tard que sa véritable identité est elle aussi à double tranchant.
Mais le personnage central est Yoko. C’est autour d’elle que gravite ce petit monde restreint de la campagne, comme un reflet de la cour qui, on l’imagine, doit l’entourer à la ville dans son milieu artistique. Et c’est elle qui va se trouver confrontée à un chapelet d’énigmes et de vérités, qui vont provoquer en son sein, et à rebours, un petit déluge imprévu. La pierre parfaitement ronde et dense, déposée par un voisin charpentier sur son propre cercueil avant de se suicider, est un symbole aussi mystérieux que la mouette morte déposée aux pieds de Nina dans la pièce de Tchekhov. La perte de la raison de son amie Tomie, qu’elle tente de faire sortir de son mutisme, d’extraire de son effondrement intérieur, en rejouant pour elle quelques tirades de La Mouette, est un abîme profond qui lui renvoie l’image effrayante de sa propre vieillesse. Mais Shindo ne fait pas appel à la pitié, ne s’appesantit jamais sur son sujet, au contraire. Pour contrecarrer l’idée de la mort qui rôde de plus en plus près de ses personnages, il va se rapprocher de la farce, mélanger les genres, passant de la désespérance du théâtre russe au burlesque, au boulevard, et même à l’enquête policière. Et il va s’octroyer de plus en plus de liberté, au fur et à mesure du déroulement du film.
En introduisant dans la maison un homme évadé d’un asile, bruyant et brutal, Shindo opère une rupture fortuite, qui relance l’action vers une direction inattendue et entraîne à sa suite des scènes de comédie, ironisant au passage sur la rigidité de la société japonaise. On passe de l’évocation des souvenirs à la réalité du présent. Yoko, dont la perception des êtres proches et les sentiments se sont sédimentés avec le temps selon un certain agencement, va être confrontée à des transformations insoupçonnées et choquantes, qui vont faire surgir en elle des émotions telles que la jalousie, sentiment plutôt attribué à la jeunesse. Dans tout le film sourd l’idée que les personnes âgées ne sont pas des pantins ou des enveloppes vidées de leurs substances, mais qu’elles gardent en elles une vitalité et une force de volonté intactes malgré une certaine raideur et un apparent détachement dus au temps qui les a traversées ainsi, Yoko, au port austère et royal de diva, n’arrête pas de pleurer d’émotion sans raison.
Shindo va également faire circuler le pouvoir de main en main. Après l’aveu d’un secret de famille enterré depuis des années, Toyoko, jusqu’ici la femme à tout faire, va devenir la véritable maîtresse de maison, destituant Yoko. Celle qui trônait jusque-là au centre du lieu et de ses proches va être repoussée à la lisière du film, dans un second rôle. Et cette maison, apparemment si parfaite, lieu suprême du repos des âmes, terrain neutre d’une vie agitée, va s’ombrer soudain de reliefs inédits. De la même façon, le couple Tomie et son mari, que Yoko semble prendre sous son aile, organisant la visite au commissariat, les invitant à un déjeuner onéreux, n’est en fait mû que par le désir du seul mari, qui a réglé à l’avance la fin de leur histoire, et qui entraînera Yoko à leur suite. A mesure que se mettent au jour les vérités ou les métamorphoses, le présent et le passé de Yoko s’obscurcissent et s’évasent, la poussent hors des calmes murs de sa demeure. Kaneto Shindo accompagne ce mouvement en élargissant son cadre, passant des axes perpendiculaires de l’intérieur de la maison à l’horizon infini de la mer.
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