Comment respecter la musique et l’esprit proustiens ? Comment rendre sensible un monument de la littérature à un spectateur de cinéma contemporain ? Le scénariste Gilles Taurand explique son subtil travail d’équilibriste entre le côté de chez Proust et le côté de chez Ruiz.
Mon rapport à Proust était à la fois proche, parce qu’il m’arrivait de le relire mais de façon très fragmentée, et lointain, parce que je l’avais lu il y a très longtemps. J’avais quand même le sentiment que Proust était l’auteur le plus important de la lit-térature française du xxe siècle. J’avais aussi le sentiment qu’il s’agissait véritablement d’un roman d’apprentissage et que lire Proust permettait de mieux se débrouiller dans la vie.
Avez-vous hésité avant d’accepter ce projet ?
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Ce qui m’a fait ne pas trop hésiter, c’est que je ne suis pas du tout universitaire, ni spécialiste ni gardien du temple. Et il n’était pas du tout question de fidélité à la lettre. La question était de savoir quel genre d’approche un scénariste qui n’est pas un spécialiste de Proust allait pouvoir trouver, sachant que le scénariste est au service du metteur en scène. J’ai commencé par lire le travail de Suso Cecchi d’Amico pour Visconti, peut-être de façon conjuratoire, pour ne pas aller dans le sens du rêve viscontien. Lui voulait travailler le style, la métaphore proustienne, en physicien de l’image, parce qu’il partait du principe que la phrase proustienne est cinématographique dans sa structure. Il fallait éviter l’illustration. Plus on me disait que c’était de la folie, une hérésie, plus ça me paraissait excitant.
Avez-vous lu le travail de Pinter pour Losey ?
Non, mais il semblerait que l’approche de Pinter soit assez voisine de la nôtre. A l’inverse de Visconti, Pinter pense qu’il faut partir de l’ensemble et que les ellipses de la narration peuvent restituer la musicalité proustienne. Ma relation de travail avec Raoul était essentiellement fondée sur son souci de l’image. Il me parlait donc des images qu’il avait imaginées en lisant Proust, et me laissait me débrouiller du texte en disant « On verra bien. » Il m’a fait confiance. Les choix d’adaptation se sont faits en relisant sans cesse le texte et en essayant de trouver un mode de narration qui ne soit pas « raconter une histoire avec un début et une fin », mais restituer la vision proustienne du temps qui passe, l’histoire d’un auteur décliné en Narrateur, qui va d’illusion en désillusion, pour en arriver à cette ultime révélation que l’art transcende le temps. Je pense que c’est un parcours qu’on peut rendre sensible au cinéma. La question de la fidélité, je pense que Ruiz se l’est moins posée que Visconti.
Sur quels axes avez-vous commencé à travailler ?
Raoul portait ce projet depuis longtemps. Au tout début, il m’a montré un petit cahier où il avait noté l’idée d’un prologue possible et une idée générique sur l’ensemble. Mais comme c’était à moi de me débrouiller de la question de la fidélité au texte, j’ai essayé de le faire avec le plus de rigueur possible, en ayant le souci du spectateur qui n’est pas supposé avoir lu la Recherche et qui a besoin d’identifier les personnages, et en sachant aussi qu’il y avait un cahier des charges dès l’instant que Catherine Deneuve avait accepté de jouer Odette, que la règle du jeu était qu’il n’y avait pas de rôle principal sinon le Narrateur, qui est omniprésent. Au départ, Raoul avait imaginé qu’on ne le verrait pratiquement jamais et puis après, il s’est trouvé pris au piège du scénario : il y avait beaucoup trop de dialogues pour qu’il puisse ne filmer que ses pieds ou ses reflets dans des miroirs. Mais on était d’accord sur le fait qu’il fallait qu’il ressemble aux photographies de Proust, qui montrent à quel point son visage a évolué.
Avez-vous relu toute la Recherche ?
Je n’ai pas relu toute la Recherche, pour une question de timing, parce que j’étais en plus pressé par le temps. Le document de base était Le Temps retrouvé. Dès l’instant qu’on considère que le dernier volume contient l’ensemble de la Recherche, et qu’il était question dans ce que souhaitait Raoul de faire des incursions dans les épisodes précédents, il fallait donc trouver les bonnes portes, en sachant que ces portes ne devaient pas forcément avoir recours au simple flash-back, mais que ces flash-backs arrivent à point nommé pour que le spectateur soit sensible beaucoup plus à la chronologie interne qu’à la chronologie externe. C’était un travail d’équilibriste et d’équilibrage. Le scénario de Suso pour Visconti com- mence par un train qui emporte le narrateur à Balbec, on est là dans le registre de la chronologie externe, du début de l’histoire à raconter ; alors que chez Pinter, c’est tout de suite le train arrêté, im-mobilisé dans la campagne, celui de la chronologie interne, puisque le bruit de la cuillère dans la bibliothèque du prince de Guermantes va nous ramener à ça, et ainsi de suite. C’est cette conception qui a orienté mon travail d’adaptation. C’était un travail de montage. Par rapport à une scène dont on peut suivre à l’image les enjeux dramatiques et les sentiments, il fallait pouvoir glisser vers autre chose. C’est un système d’emboîtements qui fait qu’on peut décliner le temps et ainsi rendre sensible cette durée proustienne. Dans Proust, les noms de lieux et de personnages nous renvoient constamment à d’autres épisodes, donc on peut d’autant plus facilement circuler à l’intérieur de la Recherche. Comme Pinter, et à l’inverse de Suso et Visconti, nous avons choisi le tout contre la partie. Tout en sachant que la question de la Recherche n’est pas seulement l’exploration de la mémoire, mais le portrait de quelqu’un qui délaisse peu à peu la frivolité de la société pour devenir un reclus qui fait son uvre.
Vous avez donc commencé par montrer l’écrivain sur son lit de mort.
Oui, car on se pose toujours la question de savoir si le Narrateur est Marcel Proust. Raoul a eu l’idée de jouer avec un personnage qui est supposé être le vrai Marcel Proust agonisant, et puis le Narrateur qui prend le relais, et également deux déclinaisons de ce personnage, le Narrateur adolescent et le Narrateur enfant. Du point de vue du scénariste, il y avait obligation de ne pas noyer le spectateur dans un trop grand foisonnement de personnages. Il valait mieux privilégier des personnages comme Charlus, Saint-Loup ou Gilberte, parce que ça permettait de poser la question de la guerre et d’une société qui se casse la gueule, et en même temps de parler du jeu des sentiments et des passions, de ce qui est absolument fascinant chez Proust, de tous ces personnages que le Narrateur ne cesse d’interroger et qui répondent toujours à côté. Comme le dit très bien Deleuze, le Narrateur est quelqu’un qui cherche à déchiffrer des signes. La Recherche est un apprentissage du signe, jusqu’à ce que le Narrateur décide de passer de l’autre côté, du côté de la solitude, de la retraite et de la création d’une uvre d’art.
Avez-vous beaucoup inventé ?
Nous avons fait des aménagements. Par exemple, l’arrestation de Morel, au moment de l’enterrement de Saint-Loup, il n’y a que quelques lignes dans la Recherche. J’en ai profité pour qu’on retrouve tous les personnages. Mais je n’ai pas eu le sentiment que ça trahisse l’esprit du texte. Il y a beaucoup de dialogues de la Recherche qui ont été juste un peu aménagés, de manière à ce qu’ils soient mieux mis en bouche. Mais il y a beaucoup de tirades qui sont intégralement reprises du texte. Et puis il y a des petites choses qui sont purement ajoutées, pour que ce soit cohérent. La voix off est un simple montage du texte de Proust. Raoul m’a fait confiance parce qu’il savait que j’avais le souci du spectateur, pour que lui puisse s’en éloigner d’une certaine façon, c’est-à-dire puisse avoir la liberté entière d’imaginer une forme qui lui permette de s’épanouir complètement dans sa vision. Moi, je devais être vigilant. Mais au bout du compte, ce sera un film de Raoul Ruiz, ce seront ses visions.
Avez-vous eu le sentiment que Ruiz a tempéré ses penchants pour l’expérimentation ?
Le scénario avait sûrement une fonction de garde-fou, c’était en tout cas la fonction que lui assignait Paulo Branco, le producteur. Paulo ne voulait pas d’un film trop expérimental. Je pense donc que Raoul s’est lui-même un peu bridé, peut-être parce que le scénario, espérons-le, avait de la tenue, et qu’il n’avait pas trop intérêt à le décliner dans tous les sens. Mais Raoul est quelqu’un qui ne se prend pas au sérieux, il a un côté facétieux. *
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