De la jeunesse résistante des parents à leur disparition, l’histoire d’une famille arabe israëlienne depuis la naissance d’Israël.
Le prologue du Temps qu’il reste ressemble à celui d’un épisode de La Quatrième Dimension. Un taxi emmène un voyageur de l’aéroport de Tel-Aviv vers l’intérieur d’Israël, mais, à la sortie de l’aéroport, une giboulée s’abat sur le véhicule. Le vent et les trombes d’eau rendent illisibles tous ces embranchements d’échangeurs d’autoroute. La radio du véhicule ne capte plus aucune fréquence. Le chauffeur – le sanguin Menashe – s’énerve, éructe, tandis que le passager sur la banquette arrière n’est qu’une ombre rendue floue par le jeu des focales.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On reconnaît pourtant l’ombre, c’est celle de l’acteur-cinéaste Elia Suleiman dont on tardait à avoir des nouvelles depuis Intervention divine, il y a sept ans. C’est donc son retour qu’il met en scène, mais un retour comme sur la pointe des pieds, entre apparition et disparition, présence et absence (“Chronique des absents/présents” est le sous-titre du film). Face au déchaînement crescendo des éléments et l’impossibilité à trouver son chemin, le chauffeur de taxi bute plusieurs fois sur la même question, à laquelle le passager, mystérieusement, ne répond pas : “Où sommes-nous ? Mais où sommes-nous ?”
C’est à la charge du récit qui suit de répondre à cette question, en exposant l’histoire de ce lieu instable, au tracé problématique, Israël. Comme si l’orage électromagnétique avait ouvert une brèche spatio-temporelle, la séquence suivante se déroule à Nazareth en 1948, à la naissance de l’Etat d’Israël. Ce jour-là, le maire de la ville doit signer un accord de reddition à l’armée israélienne. Toute cette première partie fourmille de courses-poursuites, de fusillades, un avion et une voiture se livrent quasiment un duel. En dépit de quelques trouées parodiques (comme la scène façon Matrix dans Intervention divine), on était peu habitués à ce que le cinéma d’Elia Suleiman manie ainsi les scènes d’action, l’opulence d’une reconstitution d’époque belle et soignée, le souffle de films de combats militaires. Mais l’héroïsme n’a qu’un temps. Battu par l’armée israélienne, Fuad Suleiman se soumet, devient un citoyen arabe israélien, et un premier saut temporel le retrouve marié et père du jeune Elia dans les années 60. Dès lors reprend l’usuel de ce qu’on connaît du cinéma de Suleiman : microscénographies burlesques à la Tati, situations qui se répètent indéfiniment, description tendre de la dinguerie ordinaire d’une vie de quartier. Le petit garçon jette dix fois l’assiette de lentilles que lui prépare sa tante, le vieux voisin fou menace toutes les dix minutes de s’immoler après s’être submergé d’essence mais n’arrive pas à craquer ses allumettes…
Plus que jamais, le comique de répétition de Suleiman paraît profondément mélancolique. Parce que chemine l’idée que ce quotidien qui tourne en rond est une sorte de purgatoire après un autre temps, celui du mythe (de la jeunesse, de la résistance, de l’aventure), auquel les protagonistes ont dû renoncer. Le souvenir de cette jeunesse rebelle et héroïque revient parfois hanter Fuad : lorsqu’il sauve, au risque de sa vie, un soldat d’un accident, lorsqu’il part à la chasse. Mais un simple serpent s’enroulant à ses pieds suffit à le geler sur place. La peur, le temps, des années d’acceptation d’une autorité jugée illégitime, ont peu à peu fait leur office mortifère.
Car les problèmes d’occupation de l’espace, de découpe des territoires, propres au conflit israélo-palestinien, ne constituent paradoxalement pas la part la plus traumatisante du cinéma d’Elia Suleiman. Ils donnent lieu à des traits satiriques ou à des gags visuels très drôles (l’homme qui vaque devant chez lui, téléphone indolemment de son portable, tandis que le canon d’un tank suit le moindre de ses déplacements), voire des revanches mentales triomphales (le cinéaste improvisé perchiste qui franchit d’un saut le mur de séparation).
Tout cela est humiliant, violent, mais on s’y fait, on tient le coup. La seule expérience humaine dévastatrice et irrémédiable, c’est le temps. Qui finit même par rendre relatifs les problèmes d’occupation de l’espace. A la question liminaire du taxi “Mais où sommes-nous ?” , il serait plus pertinent de substituer : “Mais quand sommes-nous ?” Beaucoup trop tard, bien sûr. Le plus douloureux n’est pas la mort des proches, mais son inexorabilité ; voir inscrit sur leurs corps affaiblis le peu de temps qu’il reste et ne pouvoir opposer à ça qu’un faciès burlesque d’effroi et de sidération (mimique géniale de Suleiman).
C’est le père au sortir de l’hôpital qui s’endort, à bout de forces, dans la voiture où il attend son fils, et son fils, le découvrant, est frappé comme s’il trouvait sa dépouille. C’est la mère, recluse à son balcon, que rien de ce que fait son fils ne parvient à tirer de sa torpeur attentiste. Comment a-t-on pu en arriver là ? A ces parents si vieux et si malades ? Comment tout cela a-t-il pu si mal tourner ? La vie semblait être une ronde régie par le seul principe de répétition, mais sous le masque de la répétition, insensiblement tout se transforme. Cette épreuve-là est le supplice, mais aussi le privilège, d’une condition, celle qu’il y a à rester vivant. Et c’est donc logiquement aux Bee Gees, retouché par Mirwais et la chanteuse Yasmine, que revient le mot de la fin : “Ah Ah Ah Ah/Stayin’ alive… Stayin’ alive.” Et toujours impossible de trancher si ce “Ah Ah” est un cri de souffrance ou un éclat de rire.
En salle le 12 août.
{"type":"Banniere-Basse"}