Avec Le Temps de l’amour, une libre dérivation structurée à la Rashomon sur les aléas de l’adultère, Mohsen Makhmalbaf confirme qu’il est un personnage complexe et un cinéaste talentueux. Ce triptyque corrosif, censuré dans son pays, prouve que le cinéma iranien est l’un des plus passionnants d’aujourd’hui. Le cinéma iranien n’en finit pas d’occuper nos […]
Avec Le Temps de l’amour, une libre dérivation structurée à la Rashomon sur les aléas de l’adultère, Mohsen Makhmalbaf confirme qu’il est un personnage complexe et un cinéaste talentueux. Ce triptyque corrosif, censuré dans son pays, prouve que le cinéma iranien est l’un des plus passionnants d’aujourd’hui.
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Le cinéma iranien n’en finit pas d’occuper nos écrans avec bonheur. Grâce à l’immense Abbas Kiarostami, bien sûr, mais aussi à Jafar Panahi (Le Ballon blanc), Ebrahim Forouzesh (La Jarre), ou encore Mohsen Makhmalbaf, auteur que l’on connaît mieux en France depuis l’an dernier et son revigorant Salam cinéma. Avec ce film qui faisait irrésistiblement songer aux fictions gigognes de Kiarostami, Makhmalbaf racontait un fragment de l’histoire d’un célèbre cinéaste iranien dénommé… Makhmalbaf. Soit l’itinéraire d’un créateur qui envisageait de réaliser une fiction pour célébrer le centenaire de l’invention des frères Lumière et avait fait passer une annonce dans le journal local, histoire d’établir son casting. Entre réel et manipulation, le cinéaste dévoilait en passant les aspirations non politiquement correctes de ses contemporains iraniens.
En Iran, la notoriété de Mohsen Makhmalbaf est incomparable : une sorte d’idole nationale. Les spectateurs attentifs de Kiarostami se souviennent d’ailleurs que ce singulier bonhomme jouait involontairement un rôle capital dans Close up, chef-d’œuvre absolu de construction dramatique. Inspiré d’un fait divers réel, Close up racontait l’histoire d’un chômeur, amoureux fou de cinéma, qui se faisait passer pour Makhmalbaf, histoire de s’installer au sein d’une riche famille de Téhéran pour lui proposer de tourner un film. Jusqu’à la découverte de la supercherie.
Salam cinéma et Close up montrent que la mise en abyme de la réalité au sein des fictions est l’un des traits dominants du cinéma iranien. Qu’elle permet, d’une part, de donner libre cours à la créativité de cinéastes tous également taraudés par l’influence ambivalente du cinéma sur le réel et, d’autre part, de témoigner en contrebande (la censure guette) sur la situation actuelle en Iran. Deux films qui donnent envie de mieux connaître ledit Makhmalbaf, personnage clé de la cinématographie iranienne qui revient aujourd’hui sur nos écrans avec Le Temps de l’amour. Un film étrange et polyphonique (présenté l’an passé à Cannes) qui constitue indéniablement un des musts du moment. Triptyque apparemment ludique, Le Temps de l’amour raconte trois fois le même récit, mais en donne trois versions différentes. Premier temps : un homme brun tue un homme blond qui a le malheur d’être l’amant de sa femme. Il se rend, puis est condamné à mort. Second temps : l’homme brun est l’amant, l’homme blond le tueur. Condamnation et exécution du blond. Troisième temps : les deux hommes renoncent à se battre pour la belle, ce qui tombe bien puisque le juge des deux épisodes précédents a démissionné. Ras-le-bol du hiatus entre esprit des lois et compréhension de l’élan passionnel…
Ce genre de structure, divertissante en soi, n’est aucunement le gage d’une qualité réflexive quelconque. Le très décevant Flirt d’Hal Hartley a récemment prouvé combien ce type de construction narrative pouvait être le cache-sexe d’une panne d’inspiration à peu près totale. Makhmalbaf prend bien soin de nourrir son film de discrètes mais très sûres richesses intérieures. Ainsi, les deux hommes n’ont pas le même statut social. Du coup, leur comportement et leurs réactions face à un événement similaire sont riches d’enseignement, tant d’un point de vue moral que psychologique. Quant au rôle de la justice, il est évidemment soumis à la question avec une acuité à la fois rigolarde et inquiète. Mais outre son intelligence discursive, Le Temps de l’amour est surtout un film sensuel et envoûtant. Un pur plaisir de mise en scène qui confirme le beau talent de son auteur, comme son statut éminent… Trop éminent pour le pouvoir iranien qui a interdit le film.
« Le Temps de l’amour a été montré au festival de Téhéran, raconte Makhmalbaf. Beaucoup de monde attendait ce film. Les organisateurs ont dû multiplier les projections et quinze mille spectateurs ont pu le voir. Mais, à cette époque, certains journaux officiels ont commencé à attaquer le film et ma propre personne. Du coup, Le Temps de l’amour a été interdit. Une femme mariée qui tombe amoureuse d’un autre homme : cela posait visiblement problème. Inacceptable ! D’autre part, le fait que le juge soit en quelque sorte jugé par le film a été très mal perçu. Je pense que dans le monde il y a deux points de vue. Le premier consiste à dissocier binairement le bien du mal. Le second, plus ambigu, à dévoiler des personnages qui ne sont point constitués d’un seul bloc. D’où l’idée de plonger les mêmes personnages dans des situations différentes. Les journalistes qui m’ont attaqué ont simplement considéré que cette femme mariée n’avait pas à commettre l’adultère. Un vrai refus de la transgression. Moi, mon travail consiste à chercher les raisons des choses. Les juges ne considèrent souvent que l’acte, rarement les raisons passionnelles qui les sous-tendent. Au cinéma, on ne peut pas faire comme si les causes n’existaient pas. »
La censure locale ne badinant pas avec les interdits, Le Temps de l’amour se voit ainsi lesté d’un poids politique que le spectateur français aura peut-être du mal à comprendre. Mais qui explique en grande partie pourquoi les cinéastes du cru emploient si souvent de singuliers détours fictionnels pour évoquer le présent délicat de leur pays. Le parcours de Makhmalbaf est d’ailleurs du genre sinueux. Militant dans sa jeunesse au sein d’une organisation islamiste en lutte contre le pouvoir omnipotent du Shah, il est emprisonné de 1974 à 1979 et ne sera libéré qu’au moment de la révolution. Depuis 1982, sa carrière cinématographique emprunte de brusques virages. Montrés parfois dans des festivals (à La Rochelle, notamment), ses premiers films, esthétiquement incertains et idéologiquement problématiques, dévoilent une personnalité complexe. D’abord engagée pour la cause islamiste, puis devenant progressivement irrécupérable par les pouvoirs politiques. Ne serait-ce que pour des raisons historiques, il serait souhaitable que les films du Makhmalbaf première manière puissent être un jour distribués. Des fictions comme Boycot, Le Camelot (déjà un triptyque),
Le Cycliste ou La Noce des bénis constituent en effet des témoignages irremplaçables sur l’évolution de l’Iran moderne, ainsi que des traces vivantes du parcours ambigu d’un cinéaste.
Aujourd’hui dans la ligne de mire des censeurs de tout poil, Makhmalbaf profite du statut que lui procure sa notoriété à l’extérieur de son pays pour continuer son œuvre. Même si l’on devinait, en le rencontrant l’an passé à Cannes, que les choses sont loin d’être simples. « Le problème, c’est que les journalistes de mon pays ont peur et qu’ils ne peuvent réagir ouvertement. Ainsi, très peu ont défendu Le Temps de l’amour, même s’ils l’aimaient. Par contre, dès que le film a été sélectionné à Cannes, ils sont venus me voir pour me dire qu’ils avaient toujours su que le film était promis à un grand avenir… Plus on est connu à l’étranger, plus on est respecté dans son propre pays. »
Reste à espérer que Makhmalbaf puisse continuer à slalomer entre les interdits sans enfourcher de piquet rédhibitoire, histoire que des films aussi passionnants que Salam cinéma ou Le Temps de l’amour soient vus et appréciés à leur juste valeur. Prochain rendez-vous probable dès cette année à Cannes avec Gabeh, son nouveau film.
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