Après Lénine et Hitler, Sokourov peint l’empereur Hirohito au moment de la reddition nippone : un film théâtral, inspiré, magistral.
C’est l’été, le Soleil vient de se lever et il s’apprête à prendre son petit déjeuner. Le Soleil est un homme de petite taille avec une moustache, des tics agitent ses lèvres en une moue permanente (Issey Ogata, par ailleurs étonnant, en fait parfois un peu trop). Le Soleil est le dernier descendant de la déesse Amaterasu Omikami, la déesse du soleil. Le Soleil, c’est l’empereur Hirohito, et ce jour est un jour terrible pour lui et sa nation, car nous sommes en 1945 et les Américains viennent d’envahir le Japon. Ils ont détruit en quelques secondes Hiroshima et Nagasaki ; leurs avions, tels de monstrueux poissons volants (scène de rêve très impressionnante), brûlent les Japonais et leurs villes. La reddition est inévitable.
Hirohito, qui vit dans un bunker et depuis toujours à distance du monde, de son peuple, de son pays , entend pourtant suivre point par point l’emploi du temps immuable qui règle sa vie : réunion avec ses ministres, recherche scientifique dans son laboratoire (il se passionne pour la biologie marine), déjeuner puis sieste, enfin travaux d’écriture (poésie, lettre à son fils), etc. Si les Américains arrivent, on verra…
Comme il l’avait déjà fait d’inégale façon avec Hitler dans Moloch et Lénine dans Taurus (il prévoit de conclure sa tétralogie par un Faust…), Alexandre Sokourov qui aime à rappeler qu’il est né dans un village de Sibérie englouti sous les eaux après la construction d’un barrage fait émerger cette fois-ci du XXe siècle la figure d’Hirohito. Et c’est bien d’un tombeau que semble ressortir l’empereur du Japon et le film lui-même. D’une couche épaisse de poussière, de cendre et de sable parfois traversée de bouffées de feu et d’acier la photo du film, qui oscille entre le jaune, l’ocre et le gris, due à Sokourov lui-même, est magnifique. Le Russe nous plonge lentement au cœur de la psyché et de la pensée d’un souverain vaincu prêt à assumer ses responsabilités.
Car Hirohito est un homme cultivé, il se veut moderne (il est le premier empereur du Japon à avoir voyagé hors de son pays). Il sait depuis toujours que son corps est semblable à celui des autres hommes (cette idée fait sourire l’impératrice elle-même). Le voici qui rencontre ses ministres aux visages défaits. Comment rendre les armes quand on appartient à un pays qui ne sait pas ce que veut dire le mot capitulation ?
A mots couverts, c’est pourtant bien ce à quoi le Soleil pousse ses sujets ombrageux. D’ailleurs, il a toujours su que l’arrogance nationaliste mènerait à ce désastre. Les Américains n’en sont-ils d’ailleurs pas en partie responsables, eux qui, en 1924, en promulguant une loi contre l’immigration nippone, avaient exacerbé le sentiment national japonais et amené les militaires au pouvoir ? Oui, il s’en souvient maintenant, il devra le leur dire quand ils arriveront. Le Soleil soliloque souvent ainsi devant ses serviteurs, indifférent à leur présence, et sa pensée évolue au fil de ses monologues, rebondit d’une idée de poème à un argument politique, d’une considération sur les crabes à l’angoisse de la défaite. Ridicule et humain, rogue et dérisoire.
Et puis, un matin, sans tambour ni trompette, les Américains sont là, des troufions qui ont bien du mal à reconnaître un empereur en ce petit homme en redingote. Ils le mènent au QG du général MacArthur. On traverse les ruines de Tokyo. Ce que le commandant en chef de l’armée du Pacifique va proposer à Hirohito (les scènes entre les deux hommes sont les plus fortes du film), c’est de sauver son pays. Alors que les Russes veulent éliminer le Soleil, les Américains souhaitent que le Japon se reconstruise sur des bases économiques capitalistes. Mais pour cela, il faut qu’Hirohito, le seul représentant incontestable de son peuple, accepte de ne plus se montrer comme le chef d’une puissance arrogante et cruelle, d’un pays responsable de Pearl Harbour et d’atrocités alors connues de tous, mais comme un homme, un petit homme à moustache inoffensif qui ressemble à Charlot et qui aime les roses, un chef politique qui rassurerait les peuples alliés et qui aussi, comme un père annonce à ses enfants que leur mère est morte, annoncerait à sa nation qu’elle a perdu la guerre et qu’il faut désormais se plier à la loi des vainqueurs. Pour cela, il faut qu’Hirohito renonce à des millénaires de tradition, à son statut divin. Rien que cela.
Sokourov évite les scènes convenues, s’attache aux moments faibles plutôt qu’aux événements historiques (l’annonce de l’explosion de la bombe atomique, on ne la verra pas ; le discours de reddition prononcé à la radio par l’empereur, on ne l’entendra pas), aux rapports entre les hommes, entre les chefs et les domestiques, à l’intime, au quotidien, plutôt qu’aux traités. Il tourne autour des images d’Epinal pour mieux les éviter, montre le reflet des choses plutôt que les choses elles-mêmes, théâtralise l’histoire, et c’est ainsi qu’il nous offre le portrait multidimensionnel et pourtant opaque d’un homme au destin extraordinaire, le portrait shakespearien et fantomatique d’un dieu contraint de devenir humain pour sauver sa patrie.