Funèbre puisqu’il fut le dernier film de Tarkovski, Le Sacrifice semble aujourd’hui visionnaire quant au devenir eschatologique de notre monde.
“Le Sacrifice” fut présenté au festival de Cannes en mai 1986, trois semaines après la catastrophe de Tchernobyl. Comme il y est fortement question d’apocalypse nucléaire, même ses détracteurs reconnurent son affolante actualité. Cet effroi de circonstance fut augmenté par une perspective tout aussi sombre. Déjà très diminué (cancer), Andrei Tarkovski ne vint pas à Cannes pour présenter son film ni chercher sa récompense (Grand prix spécial du jury). Il mourut en décembre de la même année. Trente-deux ans plus tard, Le Sacrifice persiste, entre terreur cataclysmique et quiétude ancestrale.
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Tout commence par la scrutation d’un tableau, L’Adoration des mages de De Vinci. Accompagnée par la Passion selon saint Matthieu de Bach, la caméra divague sur des fragments de personnages, vieillard, enfant, mère, avant de se figer dans la sombre ramure d’un arbre. Le deuxième mouvement du film, plan séquence de dix minutes, descend du tableau. Un arbre de nouveau, un enfant encore, qui aide un homme, son père, à planter l’arbre dans une lande au bord de la mer. Mais cette fois la loupe est devenue un panoramique. La caméra semble hésiter à s’approcher. Cette distance est une déontologie : il faut du temps, de la prudence, pour oser s’inquiéter des gens, de leur vie, de leur pays.
On dirait la Suède, et plus précisément, volonté affichée, celle d’Ingmar Bergman. Tarkovski travailla avec Sven Nykvist, son chef opérateur attitré, employa deux de ses acteurs, Erland Josephson et Allan Edwall, et tourna les extérieurs sur une île proche de celle de Fårö où résidait Bergman. Mais ce qui compte, ce n’est ni l’ancrage territorial, ni la référence revendiquée. Tarkovski dérive la ciné-Suède comme il avait dérivé la ciné-Italie dans Nostalghia.
Quand la caméra fait enfin le premier pas et singularise les personnages, que se passe-t-il ? Autour du père, une soirée d’anniversaire qui réunît famille, amis et domestiques. Une mondanité ordinaire. Même banalité pour le décor : une grande maison rustique, un bois de bouleaux, quelques arpents herbeux. C’est pourtant à l’occasion de cet événement infime et dans ce paysage quelconque que surgit l’extraordinaire : la télévision annonce la guerre mondiale et bientôt des missiles invisibles passent dans le ciel. Pour conjurer cette fatalité apocalyptique et la transformer en destin, le patriarche projette de tuer son enfant, tente de se suicider, brûle sa maison et, ironie d’une incertitude permanente, finira sans doute dans un asile psychiatrique.
Le Sacrifice est une parabole métaphysique, une mystique, voire une profession de foi. Sans doute. Mais une fois calmée la furie de l’interprétation (et dieu sait si Le Sacrifice s’y prête), qu’est-ce qu’il reste ? Le même film justement. Tout ce que l’on regarde sans le comprendre, tout ce que l’on chaparde à longueur de tableaux sidérants qui résistent à toute interprétation. Cette île spongieuse, comme un radeau qui pourrait dériver n’importe où. Cette lumière ferrugineuse, entre soleil de minuit et aurore boréale. Cet incendie comme une éruption. Cet arbre chétif, plus roseau que chêne, qui résiste aux tourmentes du genre humain. La splendeur d’un monde immémorial, la poésie des éléments. Tout ce qui nous survivra.
Le Sacrifice d’Andreï Tarkovski (G.-B., Su., Fr., 1986, 2 h 30, reprise)
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