Tatsumi Kumashiro, cinéaste des années 60 et 70, transgressa les tabous culturels nippons. Deux de ses films, Le Rideau de Fusuma et Désirs humides : 21 ouvreuses en scène, relient le sexe et la politique avec une saine virulence et un humour ravageur. Au Japon, la porosité entre l’underground et l’exploitation fut plus créative que […]
Tatsumi Kumashiro, cinéaste des années 60 et 70, transgressa les tabous culturels nippons. Deux de ses films, Le Rideau de Fusuma et Désirs humides : 21 ouvreuses en scène, relient le sexe et la politique avec une saine virulence et un humour ravageur.
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Au Japon, la porosité entre l’underground et l’exploitation fut plus créative que partout ailleurs, les marges finissant parfois par se confondre (l’exemple de Koji Wakamatsu, « l’ecchymosé » du softcore). Contrairement aux Etats-Unis et à l’Europe, un film de cul tourné en quatrième vitesse ne rime pas forcément au Japon avec bâclage ou ringardise. La société de production Nikkatsu, au bord de la faillite au début des années 70, devint soudainement prospère en se spécialisant dans la mise en boîte intensive de films érotiques, et plus précisément des « romans pornos », ou « pinku eiga » contraction japonaise désignant les films « romantiques pornographiques », c’est-à-dire des comédies des mœurs sexuelles auxquelles le public fit un accueil triomphal.
C’est dans le contexte de cette explosion du cinéma érotique que Tatsumi Kumashiro se fit connaître en 1972 avec son second film, Lèvres humides, un road-movie sexy tourné en dix jours avec un budget misérable, et qui se révélera pour la Nikkatsu extrêmement rentable. Kumashiro va dès lors enchaîner les films érotiques (six en 1974 !), très courts (ils n’excédaient jamais quatre-vingts minutes, afin d’être distribués dans des doubles programmes), mais d’une richesse formelle et thématique impressionnantes. C’est justement un double programme Kumashiro que nous proposent les salles Action à Paris, une fois de plus à l’avant-garde de l’exhumation du patrimoine cinématographique mais aussi de la recherche cinéphilique.
Désirs humides : 21 ouvreuses en scène est l’avant-dernier opus de la fameuse série « humide » de Kumashiro. En effet, la Nikkatsu avait réussi a imposé le mot « nureta » (humide) dans les titres des films de Kumashiro, persuadée que ce mot évocateur avait largement contribué au succès des Lèvres humides : les écrans nippons furent ainsi inondés entre 1973 et 1984 de films tels que L’Enfer des femmes, forêt humide, une adaptation humide et brûlante de la Justine de Sade, ou La femme qui mouille ses doigts.
Pour le spectateur néophyte, Désirs humides : 21 ouvreuses en scène constitue une introduction idéale à la filmographie de Kumashiro. Tous les éléments de son cinéma sont déjà parfaitement assemblés dans ce chef-d’œuvre précoce dont les soixante-dix-sept minutes débordent de sexe, de vie et de musique. Pour plusieurs de ses films, Kumashiro proposa à des strip-teaseuses de jouer leurs propres rôles devant sa caméra, entourées de vraies actrices. Cette recherche de l’hétérogénéité des corps et des visages épouse un projet plus vaste de Kumashiro qui mêle dans son film, grâce à un montage heurté, des plans très composés (souvent des plans-séquences) et des images qui semblent volées à la réalité.
On l’aura compris, Désirs humides n’est pas loin d’être un film bordélique, défaut qui peut se transformer en qualité puisque Kumashiro, comme bon nombre de ses compatriotes, a beaucoup filmé le commerce du sexe en général et de la prostitution en particulier. Sous cette agitation de façade, le cinéma de Kumashiro réussit par une structure éclatée à rendre compte de la confusion du monde qu’il dépeint. Visiblement influencé par le Godard de Deux ou trois choses que je sais d’elle et par les pamphlets révolutionnaires des jeunes hommes en colère Oshima et Imamura, Kumashiro relie le sexe et la politique avec une saine virulence et un humour ravageur. Contrairement à Wakamatsu et à d’autres petits maîtres du « pinku eiga », Kumashiro ne s’intéresse pas à des cas de « psychopathia sexualis », prétextes à une apologie de la transgression de la morale bourgeoise.
Chez Kumashiro, le sexe est un outil de travail, intégré dans un système de commerce sexuel qui va du club de strip-tease au bordel. Dans Désirs humides, un patron de night-club cynique explique à une jeune femme les avantages du métier de strip-teaseuse par rapport à celui de prostituée : moins fatigant et plus rémunérateur. Mais les films de Kumashiro sont révolutionnaires dans le sens où le sexe devient aussi une émancipation, une ouverture par la jouissance à la liberté. J’existe, donc je jouis. A l’opposé de certains jeux formels assez vains du cinéma japonais influencé par le manga et terriblement désincarné jusque dans ses excès érotiques, le cinéma de Kumashiro place le corps de ses actrices au cœur de ses dispositifs scéniques. La vérité est la matière première de son cinéma, qui mélange différents degrés de réel. Actrices et « professionnelles » se côtoient, coïts simulés et performances « live » se succèdent.
Kumashiro joue sur cette ambiguïté entre le vécu et le jeu, lorsque deux strip-teaseuses sensées mimer des ébats érotiques devant un public font réellement l’amour sur scène et s’épuisent par des orgasmes successifs, obligées de répéter le même numéro plusieurs fois de suite.
Désirs humides propose un va-et-vient incessant entre la scène du théâtre (plusieurs numéros, qui vont crescendo dans l’audace érotique, scandent le film), l’ouverture du théâtre sur le monde (les sketches des comédiens ambulants) et la scène du monde (les aventures tragi-comiques du sous-prolétariat). Ce dispositif savant contraste avec la trivialité des saynètes qui remplissent le film, jusqu’au grotesque : un homme se tranche l’auriculaire selon le code d’honneur des yakusas, puis se met à courir dans tous les sens à la recherche de l’hôpital le plus proche ; un pervers s’enfuit ivre de joie après avoir reçu en cadeau le poil pubien d’une strip-teaseuse (clin d’œil au tabou culturel interdisant au Japon la représentation des sexes masculins et féminins, ce qui conduit un metteur en scène réaliste comme Kumashiro à de drôles de contorsions figuratives) ; un couple baise à la sauvette dans les coulisses du théâtre en évoquant le projet d’ouvrir un restaurant de brochettes (le besoin de sexe n’est plus une entrave à la réalisation d’un désir social) ; une jeune femme ne peut contenir son envie de pisser pendant l’amour… Tout le cinéma de Kumashiro est l’histoire d’une rétention impossible : les images les plus inattendues surgissent à l’improviste (qui est cette femme nue courant sur la plage ?) ; d’incroyables logorrhées, hilarantes de crudité, animent les hommes en plein coït.
Un peu plus classique dans son sujet (il s’agit d’une chronique de maison close dans les années 10), et moins délirant dans son esthétique, Le Rideau de Fusuma est un essai de démythification de l’acte sexuel. Des geishas apprennent aux novices à se servir de leurs charmes grâce à un entraînement digne du cirque Gruss (une fille déroule une langue de belle-mère fichée dans son vagin et le sexe d’une fille est littéralement transformé en tirelire métaphore abrupte de la prostitution). Moins acrobatique mais tout aussi spectaculaire pour les héroïnes de Kumashiro, cinéaste pro-femmes : la découverte de la jouissance féminine, entravée par des siècles de puritanisme et de domination masculine. L’ambiance confinée et les diverses anecdotes sexuelles du Rideau de Fusuma sont régulièrement interrompues par l’intrusion de l’Histoire, à savoir la répression des émeutes provoquées par l’augmentation du prix du riz, l’annonce de la révolution d’Octobre et l’envoi des troupes japonaises en Sibérie. L’hétérogénéité toujours, et la mixtion du sexuel et du politique.
Grand cinéaste de la jouissance, Kumashiro est un grand cinéaste tout court, et mieux vaut tard que jamais pour le savoir. Puisque tous les érotomanes sont déjà convaincus, il ne nous reste plus qu’à inviter les autres à découvrir dans Désirs humides, parmi de nombreuses autres surprises, un des plans-séquences les plus drôles et les plus sidérants de l’histoire du cinéma. Enfin des films où le cochon (de payant) et le pervers (de cinéphile) en ont pour leur argent ensemble et au même moment.
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