Dans une région du Tibet, des cadavres sont jetés aux vautours pour que survivent les âmes. A partir de ces images brutes, ce moyen métrage organise un fascinant emboîtement des regards. Un superbe documentaire à dispositif.
Dans l’ordre des regards, celui du touriste a mauvaise réputation. S’il filme ou photographie, on considère que c’est pour mieux ne rien voir. L’image-souvenir qu’il se fabrique fait écran à l’expérience. Le cinéaste-documentariste se veut un tout autre personnage qui, lui, ne lâche pas la proie pour l’ombre. Le Rappel des oiseaux brouille cet ordre des regards, et plutôt deux fois qu’une.
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Soit une expérience de regard impossible. Stéphane Batut jusqu’ici n’était pas cinéaste – il a travaillé comme directeur de casting sur de nombreux films de fiction. Au cours d’un voyage au Tibet, il assiste avec un groupe de touristes au jhator, la cérémonie de la mort, où le cadavre dénudé est exposé aux vautours, qui le dévorent entièrement. Le film qu’il en tire décrit tout le processus, jusqu’à la réduction du squelette en une charpie comestible par le moine chargé du rite, prêtre-boucher équipé d’une hache
et d’un sourire détaché.
Description difficile, car relevant d’une double impudeur : celle de
la mort regardée en face et celle du film de vacances. Pour éviter à la fois
le sensationnel et l’anecdotique, subvertir aussi bien la méditation convenue sur la finitude humaine que le flux en roue libre de nos caméras-œil de poche, Le Rappel des oiseaux fait le choix d’affronter ces obstacles : de les mettre en scène, de les dialoguer, de les exposer. Il fait le pari de l’ombre contre la proie, en tirant du maximum de distance face à ce qu’il montre l’espoir d’un regard neuf, un regard de profane sur un fait sacré.
Distance visuelle, d’abord. Dans la verte vallée jonchée de plastique où la viande humaine fait le dernier voyage, les visiteurs viennent en minibus pour donner du regard, moyennant 30 yuans, une forte somme là-bas. L’attrape-touristes est un art du spectateur, ce corps venu pour voir, son vide d’expérience en bandoulière. Qui n’a de différence avec le vautour que le plaisir de rester sur sa faim, et un uniforme reconnaissable, anorak et appareil. Le film nous montre ces créatures déplacées, sans prétendre s’en excepter : le filmeur est bien l’un d’eux, avide d’images. Plus profane tu meurs, et puisque le rituel interdit de s’approcher au risque d’attirer les démons, le zoom a été inventé pour ça, comme le dit la voix du cinétouriste : “c’est pas moi qui m’approche, juste l’image”.
La difficulté de voir, la recherche d’un accès
Distance sonore, aussi. Cette voix est off. Le Rappel des oiseaux redouble
son dispositif de distance par le biais du commentaire. Le profane n’y connaît rien, il invoque donc une figure intermédiaire : le film commence dans un salon, sur un canapé où le cinéaste montre son film à un Tibétain exilé, incarné par Namdol Kyilay, qui lui traduit ce qu’on entend et lui explique ce qu’on voit. Il décrit la scène comme une chose bien connue, sujette à quelques élucidations de base. Une tranquille conversation s’installe, indifférente au caractère inhabituel ou violent de la cérémonie “pour nous”, non-Tibétains. Ce regard parlé est dédramatisé, désacralisé. On entend ce qu’il voit, sans qu’il nous dicte ce qu’on doit voir. Ce dont peut-être le film nous parle : dans la difficulté de voir, la recherche d’un accès à ce qui reste irregardable.
Cette mise en scène construit avec justesse un jeu de points de vue sur ce qu’on ne peut regarder en face. A l’éternel problème touristique des différences entre ailleurs et ici, au spectacle général du même et de l’autre, Le Rappel des oiseaux propose sa modeste solution en s’offrant comme une description des regards en présence. Du visiteur au moine rieur, du documentariste à l’exilé, de l’oiseau qui s’éloigne au spectateur assis, s’écrit moins un voyage ou un dialogue qu’une sorte de statu quo. On s’arrête voir le point de passage d’un regard à l’autre.
Vers la fin du film, le spectateur-traducteur raconte qu’il irait dans le Bardo, domaine des esprits, chercher sa mère pour la saluer, si elle mourait en son absence. Le Bardo du bouddhisme tibétain semble moins nommer un lieu infernal qu’un pur état intermédiaire, un entre-deux corps. Dans le mythe d’Orphée, le regard perdait ce qu’il voulait à toute force ramener chez lui. Ici, de récepteur en réceptacle, de déplacement du regard en petite métempsychose des perspectives, rien ne se perd. Tout change de forme.
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