Encore du neuf et du bon du côté de la Chine : Le Protégé de Madame Qing de Liu Bingjian, un film masculin singulier qui affiche sa différence homo avec une neutralité de surface, un humour distant. Mais aussi un vrai sens de la provocation. On ne sait pas d’où il débarque, ce Xiao Bo, […]
Encore du neuf et du bon du côté de la Chine : Le Protégé de Madame Qing de Liu Bingjian, un film masculin singulier qui affiche sa différence homo avec une neutralité de surface, un humour distant. Mais aussi un vrai sens de la provocation.
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On ne sait pas d’où il débarque, ce Xiao Bo, pékin évoluant au milieu de la foule pékinoise d’une banale artère commerçante. Il entre dans un magasin de vêtements féminins où il demande à voir un certain Monsieur Li. Mais point de M. Li ! Erreur, mensonge ? On ne le saura jamais. Cela n’empêche pas la gérante du magasin, Madame Qing, d’embaucher illico Xiao Bo, puis de l’héberger chez elle. Par la suite, on ne reparlera plus de ce M. Li, ni de cette entrée en matière directe et presque fortuite. Pourtant, elle est symptomatique du projet du cinéaste, Liu Bingjian, encore un de ces Chinois trentenaires qui se lancent dans le cinéma bille en tête et caméra au poing, habités par la ferme volonté d’en découdre avec la réalité actuelle de leur pays. Sur ce plan, Liu Bingjian est peut-être un peu plus audacieux que ses collègues et compatriotes, car il a tourné ce film avec ses propres moyens, ou presque, en une semaine et clandestinement, en raison de son sujet l’homosexualité toujours tabou en Chine. Mais revenons au début du film, placé sous le signe du hasard.
Liu Bingjian, cinéaste de l’enregistrement plus que de la mise en scène, opère comme s’il prélevait un échantillon humain dans la rue et s’attachait à son destin, pour voir… Sentiment corroboré par le fait que le cinéaste travaille avec des interprètes non professionnels (hormis Yang Qing qui incarne Madame Qing). « Je crois, dit Liu Bingjian, que les acteurs professionnels, même célèbres, ne peuvent pas jouer dans un tel film, parce que c’est « l’être naturel », le véridique, qui est important. » Cette note d’intention donne la clé du film, de son style formel, très simple, fondé sur le plan-séquence, souvent fixe. Aucun « effet reportage » ici, ou si peu. La caméra n’est portée que lors d’une brève scène de bagarre. Un film retenu donc, mais pas distant et composé comme un tableau à la Hou Hsiao-hsien, véritable sino-plasticien du plan-séquence.
Ici, on s’immisce franchement dans l’intimité des personnages. Et, tout en immergeant le personnage principal, Xiao Bo, dans le quotidien le plus banal, celui de Mme Qing et de son mari, au travail et à la maison, le film nous fait (et lui fait) découvrir graduellement, sans explication, ses aspirations homosexuelles. Ce film, c’est l’enfance de l’art à côté des autres films chinois et taïwanais actuels, qui semblent presque poseurs en comparaison (tout est relatif). Mais le contrecoup, c’est une intrigue relativement elliptique qui avance par brusques à-coups. En écrivant cela, je me rends compte que cela pourrait aussi s’appliquer au cinéma de Hou Hsiao-hsien. Comme celui-ci, Liu Bingjian a souvent recours au plan-séquence, mais contrairement au maître taïwanais, ce n’est pas forcément pour donner un point de vue d’ensemble. Liu reste au plus près des personnages et ce qui l’intéresse, c’est plus la vérité documentaire d’une situation que son influx narratif. Pourtant, le récit avance, mais par petites touches, insérées dans des scènes de genre triviales. Le héros, Xiao Bo, est moins un héros qu’un témoin, un modèle homosexuel sans réelle identité que le cinéaste dès le début filme comme tel, nu, de dos, dans la douche. Xiao Bo est un passeur entre le couple traditionnel qui bat de l’aile, Mme Qing et son mari, et le couple homo, Chong Chong et Gui Gui, dans la deuxième partie. C’est donc un film qui offre une vision univoque du réel : soit des gros plans macroscopiques et parcellaires sur l’intimité des personnages, soit des actions synthétiques observées de l’extérieur. On pense par exemple à la scène où Xiao Bo fait du porte-à-porte dans les restaurants pour essayer de placer le journal de son copain Chong Chong. La caméra cadre la porte d’un établissement. Xiao Bo entre et on l’attend dehors jusqu’à ce qu’il ressorte. On ne saura pas ce qui s’est passé à l’intérieur. Cela produit un peu le même effet que dans Gun crazy de Joseph H. Lewis, quand la caméra reste dans la rue pendant un hold-up dont on ne verra que l’entrée et la sortie du braqueur.
Paradoxalement, la neutralité stylistique du film ni formaliste, ni psychologique, ni spectaculaire s’accompagne d’une forme de provocation. « Dans mon film, les homosexuels veulent montrer à la société qu’ils existent, même avec peu de moyens d’expression », dit Liu Bingjian. Cela commence avec le dédain de Xiao Bo pour le cinéma hétéro dominant, quand l’amie de Madame Qing lui parle de Gong Li. « Elle ne me dit rien », répond Bo. « C’est quand même la plus belle femme d’Asie », plaide la jeune femme, en vain, car la scène s’interrompt net. Puis, il y a la touche homo, presque comique : Chong Chong rôdant dans les pissotières, recopiant les graffitis et distribuant aux hommes sa carte de visite de rédacteur en chef du journal Pissotières radieuses. Quant à Gui Gui (joué par Cui Zien, le coscénariste du film), folle typique, il anime seul une radio au nom ronflant, Etoile Rouge Internationale, avec une émission également consacrée aux toilettes publiques lieu de rencontre évident et traditionnel des homos dans les sociétés répressives.
Si Le Protégé de Madame Qing n’a rien de démonstratif, c’est une œuvre potentiellement dramatique sur la rupture. C’est d’abord signifié par le mode de découpage du film, constitué de modules, de séquences presque indépendantes, souvent très cut, presque tronquées. En ce sens, Liu Bingjian est l’anti-Antonioni, qui faisait résonner sa légendaire incommunicabilité en laissant tourner sa caméra au-delà de la durée prévue par le scénario, après les répliques, de manière à montrer ses acteurs se débattant dans l’incertitude émotionnelle. D’où un cinéma de la subjectivité, du sujet-roi. Liu Bingjian ignore ce genre de complaisance, qui peut être parfois intéressante, certes. C’est aussi pourquoi dans le film, les ruptures entre les divers personnages n’ont aucune résonance émotionnelle : elles sont écourtées et résolues brutalement. Il y a le départ de Xiao Bo. Le mari frustré de Mme Qing tente de violer le jeune homme, pour faire une expérience, dit-il. Xiao Bo n’en fait pas un plat, mais quitte alors ses hôtes devenus inhospitaliers. Plus tard, Madame Qing annonce à son tour à son mari qu’elle le quitte : elle veut vivre avec son amie. Un taxi l’attend, elle s’en va, point. Du coup, la seule entorse à cette règle implicite prend un relief magnifique. Chong Chong finit par tromper Gui Gui avec Xiao Bo. Comme lors des autres ruptures, Gui Gui prend ses cliques et ses claques et part sans moufter. Mais, peu après, il téléphone à Chong Chong et lui fait ses adieux, exprimant sa détresse sur un mode quasi métaphorique. Seul sur une voie de chemin de fer abandonnée, Gui Gui utilise son téléphone portable comme un micro, en parodiant sa propre émission de radio. C’est formidable parce que sur un ton faussement emphatique et enjoué de speaker, il exprime un désespoir intense, bien qu’ambigu et nous laissant perplexe sur la suite. Simple adieu ou annonce d’un suicide ? On n’en saura pas plus puisque le film se termine là. Mais c’est tant mieux car cela permet au spectateur de faire travailler son ciboulot. C’est aussi pour ça qu’on aime tant ce nouveau cinéma d’Asie : il ne nous prend pas en otage et nous laisse respirer, penser, vivre.
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