L’île enchantée. Trente ans après sa première diffusion, et à l’occasion de la sortie en vidéocassette de l’intégrale, la série culte Le Prisonnier étonne toujours autant. Un ovni télévisuel en forme de joyeux délire surréaliste. Au commencement est le générique. C’est essentiel un générique, puisqu’il faut pouvoir le voir et le revoir au fil de […]
L’île enchantée. Trente ans après sa première diffusion, et à l’occasion de la sortie en vidéocassette de l’intégrale, la série culte Le Prisonnier étonne toujours autant. Un ovni télévisuel en forme de joyeux délire surréaliste.
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Au commencement est le générique. C’est essentiel un générique, puisqu’il faut pouvoir le voir et le revoir au fil de chaque nouvel épisode, sans jamais s’en lasser. Et, de ce point de vue, Le Prisonnier fait incontestablement jeu égal avec Amicalement vôtre ou Chapeau melon et bottes de cuir. Une réussite incontestable, puisque tout y est : le style, la nervosité du montage, la musique et surtout un époustouflant résumé de la situation initiale. Souvenez-vous : sur fond d’orage et de musique tonitruante, une voiture de sport pénètre dans un parking souterrain. Le conducteur, visage énergique, démarche volontaire, sort du véhicule et pénètre brusquement dans un bureau. Là, de plus en plus énervé, il sort une lettre de sa poche et la jette rageusement à la face de son interlocuteur pour repartir aussitôt. Puis, gros plan sur une incroyable salle d’archives dans laquelle un bras articulé vient déposer la fiche signalétique de l’inconnu, barrée de deux lignes de « x », dans un tiroir qui porte la mention « Démissions ». Et l’engrenage qui conduit Patrick McGoohan vers sa prison peut commencer. De Londres, on passe dans un village étrange et désert : l’inconnu est devenu le prisonnier. Difficile vraiment de faire plus court et de manier avec autant de brio l’ellipse explicite. Tout est dit, tout est montré en un temps record. Dès les premières minutes, l’identification fonctionne : le spectateur est devenu lui aussi prisonnier.
Le Prisonnier, c’est avant tout l’oeuvre d’un homme, un acteur anglais alors au sommet de sa popularité, qui décide d’abandonner le rôle principal d’une autre série culte, Destination danger, pour se consacrer à la création d’un nouveau feuilleton. Patrick McGoohan cumule alors les fonctions : auteur, acteur, producteur exécutif et même réalisateur pour cinq des dix-sept épisodes que comptera au total la série. Personnalité assez peu sympathique au demeurant, il entend faire du Prisonnier sa création, sa chose. Avec comme point de départ, deux questions lancinantes : pourquoi le héros-agent secret a-t-il démissionné de façon si tonitruante et qui tire les ficelles du village dans lequel il est retenu prisonnier ? Le voici donc plongé dans un univers parfaitement kafkaïen où, comme nul ne peut l’ignorer, chacun n’est qu’un « numéro » en fonction d’une hiérarchie parfaitement définie. Question corollaire et récurrente : mais qui est donc le numéro 1 ? Une dramaturgie de bas étage et atrocement rationaliste voudrait que l’épisode final d’une série bâtie sur des questions aussi angoissantes se termine par une apaisante résolution. Or, rien de tout cela n’arrive. Depuis trente ans maintenant, les fanatiques échafaudent des hypothèses qui restent au stade de la probabilité. Mieux vaut s’épargner le catalogue de ces riches constructions intellectuelles qui ne peuvent amuser que ceux qui sont capables de palabrer sur le Suaire de Turin.
Les énigmes initiales ne sont pas résolues, et peu importe après tout, puisque l’essentiel n’est pas là. Les vrais fanatiques ne se posent pas ce genre de questions théologiques. Ils savent, eux, que seuls comptent les stigmates de la vraie foi « carcérale ». A savoir, dans le plus complet désordre d’apparition à l’image, une fringante petite voiture de sport (impossible d’ignorer qu’il s’agit d’une Lotus Seven, évidemment…), une immense boule blanche tendance Météo France en charge de dissuader et d’éliminer ceux qui voudraient s’évader, un village totalement kitsch (oui, il existe, au pays de Galles et porte le nom de Portmeirion : à réserver aux amateurs de pèlerinage), sans compter d’inutiles parapluies bariolés et des vélos du siècle dernier. Ce bric-à-brac baroque, c’est Le Prisonnier. Car, une religion se définit autant par ses mystères que par ses objets de culte, sans oublier son lieu central et charismatique (Portmeirion, voir plus haut).
A chacun de puiser dans cet attirail et de s’en saisir pour se composer une petite bibliothèque visuelle et mentale : une image suffit pour savoir que l’on regarde bien un épisode du Prisonnier. C’est terriblement efficace, il faut bien l’avouer et sans cacher son plaisir. Bizarrement, on serait presque content de retrouver à chaque épisode ce cocon faussement douillet.
Tout a déjà été dit et écrit sur les origines du Prisonnier. Et notamment que le fameux petit village carcéral a bel et bien existé dans l’Angleterre de la Seconde Guerre mondiale. En effet, le gouvernement de Sa Très Gracieuse Majesté envoyait alors, dans un lieu tenu rigoureusement secret, ses sujets trop bavards : pour les amateurs de Dumas, une sorte de château d’If en plus grand et moins ouvertement répressif. La comparaison se tient puisque l’on sait que le village du Prisonnier se situe dans une île (tiens, tiens, la Grande-Bretagne est aussi une île, remarqueront les esprits fins, on y reviendra). Alors, anticipation ou simple répétition d’un passé ? Poser la question en ces termes, c’est déjà entrer dans le débat sur le discours véhiculé par cette série. Toute la question est de savoir si, pour se justifier d’aimer une série télévisée, il faut à tout prix l’intellectualiser. De ce point de vue, on peut rendre grâce à Marguerite Duras d’avoir déclaré un jour qu’elle adorait Dallas pour Dallas et non, parce que du fin fond du vième arrondissement parisien, elle pouvait y lire une description par l’absurde des méfaits du capitalisme mondialiste. Et, comme le notait Freud, un cigare peut n’être qu’un cigare. Autrement dit, il convient de regarder Le Prisonnier pour ce qu’il est, à savoir un pur chef-d’oeuvre de création télévisuelle, et non pour ce qu’il n’est pas : une vaste réflexion sur la condition humaine aux prises avec le totalitarisme ambiant. Faire de McGoohan l’équivalent d’un visionnaire politique n’a aucun sens. Il faut accepter de se laisser entraîner dans son univers. Il faut accepter l’idée que, fondamentalement, il n’y a rien à comprendre, comme le suggèrent clairement les énigmes non résolues.
S’il y avait un message dans le village, ce serait uniquement celui d’un joyeux délire surréaliste. La moindre minute de Metropolis de Fritz Lang est largement plus signifiante que la totalité des épisodes du Prisonnier, et c’est très bien ainsi. Mieux vaut, en effet, ne pas se donner le ridicule de dire que puisque le village carcéral est une île, Le Prisonnier est une vaste et lourde métaphore sur l’Angleterre des années 60. Car, à ce sujet, par exemple, le fameux « Je ne suis pas un numéro » fait un flop allégorique majeur dans un pays qui n’a jamais connu l’encartage et la numérotation de ses citoyens, via la carte d’identité, cet objet étant parfaitement inconnu outre-Manche. Alors, ne boudons pas notre plaisir et repassons-nous en boucle les épisodes de cette série en forme d’ovni. Puisque, comme dirait l’autre ou presque, le prisonnier n’a rien perdu de son charme ni le village de son mystère. Bonjour chez vous !
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