Des Etats-Unis d’Eisenhower au Berlin fraîchement divisé par un mur, plongée glaçante dans le monde de la guerre froide, aux résonances contemporaines.
Dans un petit appartement new-yorkais, en 1957, un homme chétif aux cheveux grisonnants (Mark Rylance) peint tranquillement son autoportrait, avant que le FBI ne vienne sans ménagement l’arrêter pour espionnage au profit de l’URSS. Au même moment, dans le salon cossu d’un grand hôtel, un autre homme, avocat roué (Tom Hanks), négocie la responsabilité d’un client de sa compagnie d’assurance après un accident, sans pitié pour les victimes.
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Entre ces deux hommes, Steven Spielberg va établir un certain nombre de ponts : juridique d’abord, puisque le second va devoir défendre le premier et tenter de le sauver d’une condamnation à mort certaine ; sentimental ensuite, dans la mesure où entre “standing men” (des hommes debout), ils se reconnaissent et se respectent ; littéral enfin, lorsqu’il s’agira de procéder dans la dernière partie du film à un échange de prisonniers entre les deux puissances de la guerre froide, sur un pont faisant frontière entre Berlin-Est et Ouest.
Bonhomie contre taciturnité
Les deux acteurs, disons-le tout de suite, sont fabuleux. Ce n’est pas une surprise pour Tom Hanks, qui a toujours excellé chez son cinéaste fétiche ; ça l’est un peu plus pour Mark Rylance, acteur anglais de théâtre essentiellement, qu’on ne se souvient avoir vu au cinéma qu’une seule fois, en 2001, dans Intimité de Patrice Chéreau. Dans des registres diamétralement opposés, bonhomie contre taciturnité, ils offrent chacun à voir la complexité du caractère humain et la beauté, visible, de l’intelligence stratégique.
Le Pont des espions est ainsi, trois ans après Lincoln, un nouvel éloge de la ruse. On pourrait tout autant citer Amistad, La Liste de Schindler, Arrête-moi si tu peux, et, dans une certaine mesure, tous les films de Spielberg, qui n’a jamais filmé autre chose que le destin d’honnêtes hommes pris dans les tourments de l’histoire, qu’elle soit minuscule ou majuscule, essayant par la ruse, et non l’idéalisme béat comme on l’en a accusé, de s’en dépêtrer au mieux.
Le portrait acide de l’Amérique post-McCarthy
Aidé ici par un scénario brillant coécrit par les frères Coen – et de ce fait étonnamment drôle – et soutenu par son chef opérateur habituel, Janusz Kaminski, auteur d’une lumière toujours plus irréelle et onirique, Spielberg commence par dresser le portrait acide de l’Amérique post-McCarthy, encore paranoïaque, hypocrite et impitoyable pour ses prétendus traîtres.
Puis il plonge son avocat stoïque dans les rues glacées d’un Berlin tout juste scindé en deux, où les vies humaines pèsent bien moins lourd que la permanence d’un système de domination. Un intéressant parallèle se fait alors jour…
Geste œcuménique
Mais tandis qu’il tient parfaitement son sujet, le cinéaste ne peut s’empêcher de faire un faux pas dans les toutes dernières minutes : par un plan au mieux naïf sinon stupide, il absout in fine l’Amérique, comme s’il voulait, dans un geste œcuménique, reconquérir la frange la plus conservatrice du public.
La faute, pour rageante qu’elle soit, ne remet cependant pas en cause la beauté du film, ni la pertinence politique de ce qui la précède. Un dernier pont, historique celui-ci, se dresse en effet de lui-même : impossible de ne pas voir qu’entre passé et présent, 1957 et 2015, se dessine une continuité, qui de Patriot Act en état d’urgence permanent, a de quoi glacer le sang.
Le Pont des espions de Steven Spielberg (E.-U., Inde, All., 2015, 2 h 21)
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