LE PONT DES ARTS De son enfance (américaine), Eugène Green ne veut guère parler. Par pudeur, parce qu’il n’y a rien de spécial à en dire, rien non plus à cacher, par refus de la psychologie, dit-il. Tout ce qu’il y a à savoir est dans ses livres (ses essais La Parole baroque, Présences ou […]
LE PONT DES ARTS
De son enfance (américaine), Eugène Green ne veut guère parler. Par pudeur, parce qu’il n’y a rien de spécial à en dire, rien non plus à cacher, par refus de la psychologie, dit-il. Tout ce qu’il y a à savoir est dans ses livres (ses essais La Parole baroque, Présences ou ses poèmes, Le Présent de la parole). On y apprend ainsi que le plus singulier des cinéastes français a vécu enfant une expérience mystique. Mais il est impossible de parler de ces choses-là. Le chantre de la force de la parole connaît aussi celle du silence et préfère, sur certains sujets qui le touchent de près, se taire. En arrivant en Europe, à la fin des années 60, Green a « découvert un nouveau sens. En Barbarie (les Etats-Unis dans la langue d’Eugène Green ndlr), j’ai toujours eu l’impression d’avoir l’ouïe je m’intéressais à la musique , et je lisais. Mais la vue comme sens artistique, je ne l’avais pas. Dès que je suis arrivé en Europe, c’est comme si j’avais été aveugle pendant vingt ans et que je découvrais par miracle soudain la vue. Mon seul lien avec la vue, c’était le cinéma, que je fréquentais assidûment. J’avais vu tous les films de la Nouvelle Vague et les films italiens. »« De culture européenne », Green accepte pleinement l’héritage judéo-chrétien qui a marqué son histoire. « Depuis mon enfance, je me rends compte que j’ai une pensée archaïque, mythique. Je pense toujours en terme de mythe (en tant que récit qui par son simple déroulement narratif exprime une vérité), d’histoire ou de rapport entre les choses qui créent des éléments d’histoire. »Cet ex-soixante-huitard a pendant plus de vingt ans, à la tête de sa troupe, La Sapience, tenté de redonner ses lettres de noblesse au théâtre français baroque en remontant à ses sources. Mais, immédiatement considéré comme un hérétique par les tenants du théâtre la religion qui est selon lui celle de la France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale , Green a fini par baisser les bras en 1999 et par se lancer dans le cinéma. Le Pont des Arts, son nouveau film, porte la trace de ces années difficiles. C’est l’histoire de Sarah, une jeune, sensible et jolie chanteuse très talentueuse (Natacha Régnier, qui n’a jamais été aussi lumineuse), amoureuse et aimée de Manuel (Alexis Loret, présent dans tous les films de Green), dont la passion pour le chant baroque et la joie de vivre vont être brisées par la méchanceté de « L’Innommable » (Denis Podalydès, déchaîné), petit ou mauvais « génie » du baroque, véritable monarque régnant en tyran sur la scène baroque française. Dans le film, on voit des pontes de la culture organiser l’échange de leurs gitons. Ces scènes ont choqué certains, et Green se voit aujourd’hui soupçonné d’homophobie. Il soupire : « Tous les termes moraux des gens bien pensants viennent de la Barbarie. Ce sont des choses achetées clés en main, comme la fête de la « halle au vin », la veille de la Toussaint, avec les citrouilles et les gens déguisés… Ou comme le terme « homophobe », qui a aussi été acheté aux Barbares. « Il y a dans Le Pont des Arts des éléments satiriques qui sont dirigés contre une certaine conception de la culture comme véhicule de pouvoir. Je me suis basé sur des choses que j’ai vues, et il s’est trouvé que cela s’est passé dans un milieu où l’homosexualité fonctionnait comme ça. Selon les critères des gens bien pensants, les méchants dans un film ne peuvent être que des capitalistes à la peau blanche et hétérosexuels. Toute autre forme de méchanceté serait une forme de racisme. Je ne suis pas vertueux et je n’aime pas les vertueux. De tout temps, même en 68, je me suis heurté à des gens qui me trouvaient réactionnaire. J’ai toujours été indépendant par rapport à toute forme de pensée établie, et l’idée de ce qui est progressiste ou réactionnaire ne peut pas s’estimer selon les modes d’un moment. « Après la Révolution française, qui refusait la religion sur laquelle reposait le pouvoir, il a fallu justifier le pouvoir d’une façon ou d’une autre, et c’est la vertu qu’on a choisie. Comme on vit toujours dans cette société, les gens qui ont du pouvoir sont toujours très vertueux, ou en tout cas clament leur vertu. Pour moi, la vertu est une valeur qui se côte en Bourse, et je refuse d’être vertueux. Tout élément qui peut me donner de la vertu, mais pour de mauvaises raisons, je le refuse. « Mais je veux quand même dire que dans Le Pont des Arts, je ne cherche pas à régler des comptes. Je veux simplement décrire un phénomène de société par rapport à l’art, qui est mon engagement personnel le plus important. Quand je suis arrivé dans le cinéma, je n’avais pas de moyens, mais c’était le paradis, parce que je trouvais parfois des gens qui n’acceptaient pas la réalité artistique de ma démarche, mais il n’y avait pas de jugements moraux. « Avec Le Pont des Arts, depuis le Festival de Locarno, il y a une sorte de reconnaissance qui me laisse espérer pouvoir tourner dans des conditions un peu plus normales. Mais en même temps je retrouve cette réaction morale des gens bien pensants qui me rappelle de très mauvais souvenirs du théâtre et ça me dégoûte. Je suis trop vieux pour que ça me fasse peur, je n’ai plus rien à perdre. J’essaie juste de faire quelques films, d’écrire quelques livres. (Il sourit) Cela dit, je ne me cache pas de faire parfois de la provocation. »Sarah, dans le film, est donc chanteuse. On a l’impression qu’elle oscille sans cesse entre la mort et la vie. Le propre de l’artiste selon Green ? « Seul l’art la rattache à la vie. L’art, c’est toujours un pont entre la vie à la mort, qui donne à la fois un sens à la vie et à la mort. Qui fait que la mort n’est pas forcément quelque chose de définitif, puisque quand on pense de manière mythique, tout est toujours cyclique. Ce sont les morts qui donnent la vie, et donc ce sont aussi les morts qui nous donnent l’art. Pascal (interprété par l’admirable Adrien Michaux, l’acteur fétiche de Green, son double de film en film ndlr), c’est un peu la même chose. Il est plutôt dans la vie, mais il est aussi un peu ailleurs. Il manque passer de l’autre côté, mais c’est l’art qui le ramène à la vie : la voix de Sarah. A la fin, Pascal traverse le pont des Arts et va du côté d’où est venue Sarah. L’art est une clé pour donner un sens à la vie. »La fin du film est très pessimiste : les méchants triomphent, les bons sont vaincus… « Socialement, c’est vrai, c’est triste. Mais pour moi, ce n’est pas important parce qu’il y a la joie. La joie grâce à l’art. La joie est la chose la plus importante. Mais L’Innommable, quand Pascal lui sort ses quatre vérités, perd peu à peu la parole. Et pour moi, la parole est toujours le lieu de la vérité. »Green a deux films sur le feu : le premier, à petit budget, traitera du Pays basque, avec des éléments poétiques, mystiques, satiriques et politiques. Le second, à plus gros budget, sera inspiré de La vie est un songe de Calderon, sans en être l’adaptation. Un film que Green ne voudrait ni médiéval, ni baroque, ni contemporain. Intemporel.