On n’est pas bien, paisibles, à la fraîche, décontractés du gland !” Beaucoup de pellicule a tourné dans les caméras depuis ce dialogue mythique des Valseuses (1974) et, ces derniers jours, Gérard Depardieu danse une drôle de valse médiatique, à un point tel qu’il est permis de se demander si le grand acteur national ne […]
On n’est pas bien, paisibles, à la fraîche, décontractés du gland ! » Beaucoup de pellicule a tourné dans les caméras depuis ce dialogue mythique des Valseuses (1974) et, ces derniers jours, Gérard Depardieu danse une drôle de valse médiatique, à un point tel qu’il est permis de se demander si le grand acteur national ne serait pas désormais un peu mal, inquiet, plus très frais et vaguement contracté du gland.
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Tout a commencé par une histoire belge, celle de la fuite fiscale à Néchin, décision certes légale mais peu honorable au moment où la majorité des citoyens français (et européens) souffrent du poids de la crise et des déficits des finances publiques. On pourrait d’ailleurs s’en prendre avant tout aux dirigeants européens, capables de mettre en place une monnaie unique mais incapables de construire un espace fiscal unifié qui empêcherait les plus fortunés de jouer à « Qui veut gagner des millions en payant moins d’impôts ? »
Au-delà du qualificatif de « minable », le gouvernement a maladroitement traité cet épisode en en faisant une affaire de patriotisme. Ce n’est pas tant le drapeau tricolore ou la nation que les exilés fiscaux abîment, mais la solidarité citoyenne, la cohésion sociale, le bien commun, l’intérêt général. L’optimisation fiscale n’est pas un problème patriotique mais une question d’équité et de justice sociale. En déménageant en Belgique ou ailleurs, Gérard, Alain, Bernard et les autres nous volent un peu de notre cagnotte commune qui sert à quelques menues bricoles comme construire et entretenir nos routes, nos écoles, nos hôpitaux et nos services publics. Et donnent un exemple politique désastreux, flattant l’anarchopoujadisme potentiellement niché en chacun de nous : État voleur, impôt confiscatoire, politiciens pourris, tout-pour-ma-gueule plutôt qu’effort collectif, on connaît la vieille antienne qui a toujours fait le lit des fascismes. Ce qu’a sans doute bien senti l’acteur Philippe Torreton, qui a simplement eu le tort d’injecter dans sa critique citoyenne de Depardieu des considérations plus rances, personnelles et hors sujet sur le métier d’acteur et les pets foireux. D’où un florilège de contre-réponses comportant à leur tour leur quota de maladresses – la reine Deneuve citant 1789 pour dénoncer le supposé robespierrisme de Torreton, ça fait un peu promonarchiste, même si ce n’était pas l’intention.
On en était là, à ce niveau très « zizanie dans le village gaulois », lorsque Vincent Maraval a lâché sa bombe sur le cinéma français dans les colonnes du Monde, déplaçant la chaudière médiatique des fesses de Depardieu vers les portefeuilles des actrices et acteurs les mieux payés, rouvrant indirectement le lourd dossier du système de financement du cinéma français. Nouvelle flambée de réactions, allant de la réflexion posée (les producteurs Marc Missonnier ou Christine Gozlan) à l’autodéfense outragée de certains visés ad hominem par Maraval (Dany Boon, Philippe Lioret…). Si l’inflation exagérée de certains cachets est sans doute un vrai problème, l’équation de la survie du système français à l’heure numérique est certainement plus vaste et complexe et il revient à l’ensemble des professionnels et des ministères concernés de se réunir, d’y réfléchir et d’agir au mieux dans l’intérêt général du secteur.
Revenons à Depardieu. S’il fait partie du paysage cinématographique français, son aventure personnelle est un sujet bien différent de celui de l’organisation économico-financière de la profession. En acceptant un passeport russe, en faisant l’éloge de la « démocratie » poutinienne, en devenant le potentiel ministre de la Culture de l’obscure république de Mordovie, le gros Gégé a repris à Maraval et au cinéma français le premier spot sous les feux de l’actu politico-culturelle.
Celui qui incarne Obélix à l’écran semble maintenant jouer dans un mauvais remake d’une aventure de Tintin, la Mordovie remplaçant la Syldavie et Poutine endossant le rôle du général Alcazar. On a même vu Depardieu revêtir un costume folklorique local, spécialité que l’on croyait réservée aux Dupond/t. Tout cela ne fait pas très sérieux et on pourrait en rire, si le régime russe ne produisait pas son lot de réelles saloperies : journalistes assassinés, Pussy Riot « engoulaguées », gouvernance crypto-mafieuse… On pourrait en ricaner si derrière la façade joviale de Depardieu, ses bras d’honneur aux socialistes et aux services fiscaux français, on ne percevait pas un mal-être, une perte de boussole, une forme de suicide inconscient qui nous attristent.
Car enfin, il s’agit quand même de Gérard Depardieu, autre chose qu’un alcoolique pétomane si on redéroule le film depuis le début. Poussé en graine dans les mauvais quartiers de Châteauroux, éduqué à l’école de la rue, Depardieu a d’abord été sauvé par le cinéma – un peu comme Truffaut, autre bad boy. Corps de loubard, mais voix étrangement féminine, capable d’une étonnante douceur sensuelle, il a éclaté aux yeux du grand public dans Les Valseuses de Bertrand Blier, mais avait déjà un début de carrière à son actif. Ce sont des femmes cinéastes qui l’ont repéré les premières : Agnès Varda, avec qui il fit des essais, et Marguerite Duras, pour qui il tourna dans Nathalie Granger (1972), La Femme du Gange (1974), puis plus tard Baxter Vera Baxter (1977) et Le Camion (1977). Avec le carton des Valseuses, sa carrière était lancée et allait embrasser goulûment tout le spectre du cinéma français, de Duras à Francis Veber. Entre ces deux pôles extrêmes, notre loulou national a couvert tous les territoires : le gros cinoche commercial (Poiré, Tchernia, Zeitoun…), le cinéma d’auteur de prestige (Truffaut, Sautet, Rappeneau, Resnais, Téchiné, Pialat…), la pointe plus risquée et radicale (Godard, Schroeder, Pialat encore…), l’horizon international (Bertolucci, Ferreri, Comencini, Weir, Scott…), la qualité française (Rouffio, Labro, Corneau, Berri…).
À un moment, le fil qui tenait ensemble toutes les extrémités du cinéma s’est rompu. Fut-ce après Le Garçu et la disparition de Maurice Pialat ? Ou au moment des accidents, puis de la mort de son fils Guillaume ? Difficile de situer exactement le moment de la cassure… Toujours est-il que Depardieu a progressivement délaissé le cinéma d’auteur, hélas pour lui et pour nous, continuant les grosses machines (Astérix, Le Placard, Boudu…), collectionnant les rôles télévisuels emblématiques (Monte-Cristo, Balzac, Raspoutine…), investissant dans des affaires parfois douteuses, dans des restaurants, de la vigne, du petit commerce de bouche, fréquentant avec ostentation les dirigeants politiques les plus contestables, ne revenant qu’exceptionnellement à un cinéma digne de son envergure (Les temps qui changent, Quand j’étais chanteur, Bellamy…). Et s’il a parfois participé à quelques aventures novatrices (Mammuth de Kervern et Delépine), Gérard a globalement loupé les nouvelles générations d’auteurs (à moins que ce ne soit l’inverse). Dommage, on aurait préféré le voir sous le regard de Noémie Lvovsky, Arnaud Desplechin, Claire Denis, Abdellatif Kechiche… plutôt que l’entendre débiner de façon masochiste le cinéma « intellochiant » (dont il fut l’une des figures majeures) lors d’une promo télé pour un film de Jean-Marie Poiré.
Alors, que s’est-il passé ? La mort de Guillaume probablement. Aucun père, sans doute, fût-il bon ou mauvais, ne peut se relever vraiment d’une telle tragédie. Peut-être existe-t-il une fatalité dans le destin des légendes vivantes ? Peut-être les hommes, aussi costauds soient-ils, sont-ils encore trop faibles pour endosser sans faillir un statut mythique, soutenir sans ployer le gavage de gloire, d’argent, susceptible d’ouvrir sur un gigantesque vide, une haine de soi, un largage existentiel que l’on essaie alors de compenser par d’autres gavages, de bouffe, d’alcool, de surjeu de la liberté ? Peut-être la jurisprudence Elvis-Marilyn touche-telle Gérard Depardieu sous une autre forme, plus gauloise ? Comment désirer encore quand on a joui de tout ? Comment apprendre à vivre avec son image publique démesurée, surtout quand on a vécu l’enfance nue qu’a connue Depardieu ? Comment ne pas déchoir quand on est monté si haut ?
Depardieu a joué dans La Dernière Femme et Rêve de singe, de Marco Ferreri. Mais c’est peut-être un autre film célèbre de l’iconoclaste italien qui dit une vérité sur son présent étrange : La Grande Bouffe et son suicide collectif par excès de nourriture, d’hédonisme mécanique et jusqu’au-boutiste, d’épicurisme déserté par la spiritualité. Une fable radicale sur la bourgeoisie et le consumérisme, une farce grotesque d’une noirceur totale – tout le monde meurt à la fin. L’acteur y pense-t-il quand il s’empiffre, lâche ses pets, conduit en état d’ivresse, brandit ses doigts d’honneur ? Il semble en tout cas en être devenu l’un des personnages, transformant les signes extérieurs de vitalité en indicateurs de dépression, de morbidité. Gérard Depardieu pourra-t-il se ressaisir, retourner dans des films significatifs, ou est-il désormais perdu, mort vivant en sursis ? On espère que le train de la Mordovie ne sera pas son dernier métro.
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