[Nos grands entretiens – A l’occasion du spécial Godard, nous ressortons de nos archives un entretien qu’il nous avait donné en 1996. Où comme à son habitude Jean-Luc Godard parle de cinéma, démonte et décape tout ce qui bouge de cette époque là. Il avait fait la Une de l’hebdo 81 avec comme titre « Godard Mozart Fucker ». Tout un programme.] Comme son film For ever Mozart, la pensée de Jean-Luc Godard court de Sarajevo au théâtre classique, des gestes du cinéma à ceux de la guerre, des producteurs d’autrefois aux brigands d’aujourd’hui.
Avec deux préceptes, trois conseils et quatre énervements, Godard s’insurge contre le « vouloir-dire » de l’auteur et recommande aux critiques de s’inspirer de L’Equipe. Nostalgique, il évoque François (Truffaut) et Roberto (Rossellini) ; toujours combatif, il égratigne Assayas et De Palma. Attention, une digression peut en cacher une autre…
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La première impression générale que laisse For ever Mozart, c’est une plus grande clarté dans le scénario, le discours, le filmage par rapport à vos films récents : comme une volonté d’être entendu, à tous les sens du terme.
Il n’y a jamais eu de volonté. Tout venait toujours de ma propre confusion… J’agissais un peu selon ma réputation d’improvisateur, en faisant un peu comme ça venait, le moins mal possible. Mais quand même, c’était très inégal et dans mes films, il y avait souvent des choses qui n’étaient pas faites pour être gardées en tout cas, pas dans le cinéma tel qu’il est distribué normalement. Si les films d’art et essai avaient le droit d’être des essais, on aurait mieux réparti les choses. Quand on publie aux Editions de Minuit, ce n’est pas comme chez un gros éditeur commercial. Dans le cinéma, cette répartition existe peu. Moi, j’ai toujours un peu mélangé, même quand j’ai fait de la vidéo. C’est d’ailleurs à partir de cette période que la séparation s’est creusée entre les films d’art et essai et le spectacle même si pour moi et ceux qui voient mes films, le spectacle, ce n’est pas Independence Day. Avec moi, il y a donc eu confusion entre ces types de cinéma et c’est peut-être pour ça que maintenant, c’est un peu plus « lisible », comme on dit. En fait, je préférerais le terme de « visible ». Au tennis, on dit de celui qui retourne bien un service qu’il l’a bien lu. Moi, je dirais plutôt qu’il l’a bien vu… « Lisible » est un terme qu’on n’emploie pas en peinture ; on l’utilise au cinéma au nom du scénario le scénario selon la loi américaine, qui dit que ça commence à A et finit à Z. On dit de livres qu’ils sont illisibles : soit qu’ils sont mauvais, mais on peut quand même les lire, soit qu’ils sont incompréhensibles… Enfin bref, je suis d’accord avec vous, c’est un film plus clair, plus paisible dans la narration.
C’est très net dans le travail sur les dialogues et le son, qui se chevauchent moins que dans Hélas pour moi ou JLG/JLG. Ça débute même par de la stéréo très nette.
La technique a fait des progrès. Bien utilisée, la stéréo digitale permet de moins mélanger et de rester audible de manière plus simple. Mais j’avais plus de sûreté, c’était mieux préparé. C’est un film que j’ai mis trois ans à concevoir. Au début, ce ne devait être que la partie sur le cinéma, on devait la tourner au Portugal, ça ne s’est pas fait. Puis, cette partie ne faisant qu’une demi-heure, je suis parti sur un autre projet, suite à un article de Sollers comme je le raconte dans le film qui s’appelait « On ne badine pas avec l’amour à Sarajevo ». Là aussi, ça faisait une demi-heure. Petit à petit, je me suis dit qu’il fallait mettre ces deux projets ensemble, tout ça a pris un an. J’ai aussi fait un effort joyeux et intéressé sur le casting, ce que je ne faisais pas sur les films d’avant ils péchaient beaucoup de ce point de vue-là.
Derrière tout ça, n’aviez-vous pas la volonté de vous faire entendre, de revenir vers le public, vers le monde ?
(En rigolant doucement)… Alors là, personne ne pense au public ! Même les hommes politiques, vous n’avez qu’à regarder. Non, les gens pensent d’abord à eux.
Ne vouliez-vous pas faire entendre des choses importantes sur la guerre, l’Europe ?
Peut-être, sans être aussi délibérément explicite que ça… Mais en effet, peut-être me suis-je dit « Il y a ça à dire, il faut qu’on l’entende. » Oui, si on dit ça, autant qu’on l’entende. Là, je suis d’accord.
Le fait de parler de la guerre, de la Bosnie…
(Coupant)… Par périphrases. Dans la phrase « On ne badine pas avec l’amour à Sarajevo », on oublie tout le temps « On ne badine pas avec l’amour », on ne retient que « Sarajevo ». Si Sarajevo n’avait pas pris, si j’ose dire, une dimension d’auteur humanitaire, de par la culpabilité énorme de l’Europe intellectuelle culpabilité qui n’était pas aussi forte pour le Vietnam, et je ne parle même pas de l’Afrique ou de l’Amérique latine , si on avait dit un autre nom de ville, le film aurait eu la même valeur pour moi. Ce n’est pas moi qui ai choisi Sarajevo, c’est Sarajevo qui m’a choisi.
« Etre choisi » par Sarajevo ne participe-t-il pas aussi du fait de mieux vous faire entendre, de passer d’une sphère intime, métaphysique, à une sphère plus publique, politique ?
Ça permet de faire sentir un sentiment, ou un point de vue par rapport à ceux d’autres intellectuels. Le personnage de Camille va à Sarajevo pour elle, dans le contre-pied de tout le militantisme dont j’ai entendu parler… ou dont j’ai pu, par moments, faire partie. Aujourd’hui, on voit resurgir toute une affaire autour de L’Aveu. For ever Mozart est au moins le contraire de L’Aveu. Tout ce qui se dit aujourd’hui sur L’Aveu, on le savait depuis longtemps : il suffisait de voir le film. On pouvait dire « C’est un mauvais film. » Mais on n’avait que les connaissances cinématographiques, pas les connaissances historiques qui permettaient de dire « Si c’est un mauvais film, c’est un signe. Un signe que tout ça n’est pas très clair : ceux dont on dit pis que pendre ne sont pas entièrement noirs et ceux qu’on dit plus blancs ne sont pas entièrement blancs non plus. » Même aujourd’hui, cette querelle est un peu faussée parce qu’il manque les belles images. C’est intéressant, ce débat sur les archives. On parle de « faire avouer les archives », pauvres archives ! Ça prend du temps, on l’a vu dans l’affaire Dreyfus avec le bordereau Esterhazi… La jeune fille serbe qui joue le rôle d’une Serbe dans le film me disait que les Occidentaux racontent plein de mensonges, que les Serbes ne sont pas si méchants que ça. Je lui ai répondu que j’en savais rien, que j’aimerais bien savoir… J’ai des doutes, voilà, je ne peux pas me lancer là-dedans. Alors je cite le texte que j’ai trouvé le mieux sur Sarajevo, celui de Goytisolo.
Cette jeune Serbe a aussi une existence de cinéma dans le film, elle a un amoureux…
Oui. On a fait un gros effort sur le casting, je trouve que tous les personnages existent assez bien. Il fallait qu’ils aient aussi cette dimension classique, romanesque, qu’ils ne soient pas des portemanteaux à thèses. Il fallait que ce soit aussi le contraire de ce film horrible de Kusturica… Enfin, je n’ai pas vu Underground, je n’ai vu que l’autre, là, avec les Tziganes…
Quand vous citez L’Aveu ou Kusturica, vous semblez dire que certains films sont faits sur une falsification esthétique qui véhicule une falsification historique.
Exactement. On pourrait aussi citer La Bataille d’Alger ou le célèbre Kapo, tous deux de Pontecorvo. La falsification cinématographique est signe d’une falsification historique. La vérité historique prend grosso modo cinquante ans à s’établir, même quand il y a des chercheurs dévoués. Ça commence toujours par la déclassification des archives. Vous devez attendre la fin de votre vie pour savoir si vous êtes un salaud ou non ! Avant, pendant cinquante ans, c’est secret défense (rires)… Sur le parti communiste, il y a eu tellement de mensonges. En plus, les communistes français avaient une double histoire, celle de l’URSS et la leur. J’ai un ami qui fait du théâtre, qui a rendu sa carte du PCF il y a six ou sept ans : on ne peut pas lui en parler, même à simple titre de curiosité. Impossible. Il y a bien des livres, mais on doit tout interpréter, décrypter… Et ça, c’est parce qu’il manque les images. A un moment donné, il n’y a pas eu les images, même pas les photos. Quand on voyait une photo, c’était celle d’Yves Montand torturé : c’est pas l’histoire, ça.
For ever Mozart peut-il être considéré comme une réponse à des films comme L’Aveu ou, plus près de nous, La Liste de Schindler, c’est-à-dire une réflexion sur la position du cinéaste par rapport à la guerre, à l’histoire ?
Il n’y aurait pas Sarajevo, on ne dirait pas que For ever Mozart est sur la guerre. On aurait dit que c’est sur des embuscades, sur des brigands internationaux ce qui est dit dans le film. J’ai eu la chance de ne pas faire la guerre, j’ai déserté des armées qui m’ont convoqué parce que je ne voulais pas, je ne comprenais pas la guerre. L’école, à la rigueur… mais la guerre, je ne vois pas. Alors, on ne peut pas la traiter, on ne peut que l’imaginer, d’après les récits qu’on connaît. Ou alors on retourne Guerre et paix et on refait les grandes scènes de batailles…
Quand on est cinéaste et qu’on voit, comme tout le monde, les images de cette guerre à la télé (les snipers, le marché de Sarajevo…), quel type d’images cela appelle-t-il ?
J’ai essayé de faire comme quand on construit un roman. Au début du film, on dit que la guerre, c’est simple : c’est faire entrer un morceau de fer dans un morceau de chair. Alors, comment voulez-vous montrer la guerre ? Ben voilà, comme ça. Montrer la chair, puis montrer des trucs en fer…
C’est réduire le spectacle de la guerre à quelques signes emblématiques, moins montrer pour mieux montrer ?
Mais la guerre, on ne sait pas trop ce que c’est. Qu’est-ce qu’on montre ? La guerre, c’est des gens avant et après. Il faut montrer des gens, des personnes. Les Américains ont reconstitué des batailles… Kubrick fait l’attaque de Hué par les Viet-congs ; moi, il me faudrait le quadruple de mon budget pour faire trois plans de cette séquence. Je suis plus proche du Cote 465 d’Anthony Mann où c’était plus petit il filmait une petite unité. Et il n’y avait pas trop d’idéologie. Moi, je ne voulais pas montrer la guerre. Je montrais des gens faits prisonniers et je voulais qu’on sente qu’il y avait quelque chose de plus vaste qu’eux. Ce sentiment de la guerre, de quelque chose de plus vaste que les personnages, qui serait hors champ, se ressent avec un bruit de mitraillette qui crève la bande-son, ou avec quelques chars qui figurent la lourdeur de l’acier. Oui, il y a un plan avec deux chars et demi… Je voulais des chars allemands parce qu’ils étaient plus impressionnants, plus méchants, mais c’était trop cher. Il fallait sentir cette lourdeur de l’acier, un plan suffisait depuis que le cinéma a découvert la notion d’ellipse, voilà. En même temps, il ne faut pas faire l’ellipse de tout.
Montrer de l’artillerie lourde implique-t-il une lourdeur de production ?
Non, c’est très simple. Ces chars roulent sur la route, il y a un plan, c’est rien. Il y a aussi deux explosions, c’est pas extraordinaire à faire… Il ne fallait ni l’éviter ni ne faire que ça. Ni, surtout, aller sur place. Tout le monde croit que c’est tourné à Sarajevo alors que c’est de l’autre côté du lac Léman, dans une propriété qui appartenait à mes grands-parents, abandonnée depuis cinquante ans. Tout a été tourné dans la propriété d’une grande famille française protestante, il restait quelques ruines de chalets où j’ai passé une partie de mon enfance…
On a aussi l’impression que le film fonctionne par rapport à une mythologie du cinéma engagé européen, par rapport aux images de L’Espoir de Malraux, à l’imagerie des Brigades internationales de 36…
Tout à fait. En même temps, on est à la fin de la guerre, tout au moins à la fin de ces opérations d’embuscades. Camille part là-bas peut-être pour reconstruire, pour aider à ce qu’on ne reconstruise pas que des McDonald’s. De ce point de vue-là, le scénario est très clair. On dépasse aussi l’imagerie de Malraux. Le père de Camille abandonne, il reste, il a son film à faire. L’idée du père qui reste faire son film m’a été donnée par un entretien de Fritz Lang dans une histoire du cinéma allemand. Quand Lang devait tourner son premier film, c’était pendant la révolte des spartakistes de Rosa Luxemburg. Il avait ses plans à tourner, mais tout était bouclé car il y avait des combats dans les rues il était fou furieux ! Il devait faire un immense détour en voiture et ne voulait surtout pas arriver en retard à son premier tournage…
For ever Mozart peut-il être vu comme une réponse de cinéaste au Bosna de BHL ?
J’sais pas, je l’ai pas vu. Mais on ne raisonne pas comme ça quand on fait un film, on ne se dit pas qu’on va répondre à Untel. J’étais plutôt dans un sentiment de prolongement par rapport au Petit soldat, sauf que j’étais beaucoup plus confus à l’époque. Mais d’un point de vue cinématographique, c’est pareil. Il y avait deux films sur la guerre d’Algérie, Le Petit soldat et L’Insoumis de Cavalier : l’un était dit de gauche et l’autre de droite le mien, bien sûr. Moi, je dirais que cinématographiquement le mien était de gauche et l’autre, de droite. Mais à l’époque on fonctionnait comme ça, à la démonstration idéologique. C’est pour ça que nous, on détestait ces films comme Le Sel de la terre de Biberman…
For ever Mozart témoigne-t-il de votre part d’un regain de croyance dans le cinéma, notamment dans le cinéma comme outil de combat ?
La croyance dans le cinéma, on l’a toujours. Mais il y a des moments où l’on sent que le cinéma est plus en butte à l’époque… Des moments où l’on sent qu’il y a plus d’exclus… mais il y a plus d’exclus parce qu’il y a eu plus de libération. Pour Vigo, il a toujours été difficile de faire des films. La Nouvelle Vague a créé une espèce d’ouverture où tout était permis puis, après, plutôt qu’une libération, ça a créé une espèce d’enchaînement et ça s’est relimité d’une autre façon. Aujourd’hui, c’est redevenu difficile. C’est aussi difficile pour chacun que ça l’était pour Vigo de faire un bon film et que ce film soit vu. Les croyances sont plus attaquées qu’il y a trente ans. En même temps, c’est peut-être un mouvement illusoire. Quand j’ai fait Histoire(s) du cinéma, on voyait mieux les ensembles de cette histoire. A un moment, dans une émission sur la Nouvelle Vague, je dis que notre seule erreur, c’était de croire que la Nouvelle Vague était un début. De même qu’en Mai 68, on criait « Ce n’est qu’un début. » Mes films s’inscrivent dans un courant de la gauche européenne qui vole de défaite en défaite, dans un bel élan romantique. Le cinéma limitait mon militantisme et permettait de mieux voir le romantisme. Quand on faisait Vent d’Est, avec Jean-Pierre Gorin, on voyait que l’argent qu’on avait servait à s’acheter je ne sais quoi ça servait à tout sauf au film. Il n’y a que Dany Cohn-Bendit qui était un peu sérieux là-dessus. Le cinéma donnait un peu le la… Mais il n’y a jamais eu de bons films sur cette période. C’est un signe que ce qu’on fait du cinéma n’est pas clair pour nous. Pour un médecin, j’en sais rien…
Quand Malraux tournait L’Espoir, les Brigades internationales étaient une réalité pour beaucoup, qui sont allés se battre là-bas. Tandis que Sarajevo, on a l’impression que ça ne concerne que les Etats et encore, pas beaucoup. Personne n’est allé s’y battre.
Parce que la télévision et les médias font des trucs qui augmentent la confusion. Ces images qui n’en sont même pas font qu’on est très confus. Une grande partie de notre activité, qui consiste à regarder la télévision et à lire les journaux, ne sert à rien. A rien, sinon à affirmer sa personnalité ou son pouvoir là où il peut s’exercer. Les fameux débats politiques à la télévision ne sont pas différents des talk-shows.
Et le cinéma, ça peut servir ?
Ben, les films ont plus de mal à se faire, ils sont moins bons, forcément, parce qu’ils sont contaminés par ça comme par une mauvaise transfusion sanguine. Le cinéma n’est plus le support des choses, c’est au contraire le point final. A notre époque, on pouvait dire que le jeune cinéma français était l’enfant de la Libération et du CNC. Aujourd’hui, sans faire de jugement de valeur, on pourrait dire que le jeune cinéma français, ce sont les enfants de Canal+ et de la pub, ou de la Femis. Les parents ont changé. Aujourd’hui, le cinéma est le résultat de la télévision. Le cinéma est devenu une carrosserie, ce n’est plus le moteur.
Avez-vous la nostalgie des producteurs d’autrefois ?
Oui, j’ai connu les derniers. Comme les trois frères Hakim ils habitaient au Georges V, le petit frère qui était débile avait une chambre de bonne. Mais ils aimaient les films. Sarde est plus jeune mais il appartient à l’époque ancienne. Les Américains, je ne les ai pas connus, mais c’était des espèces de poètes des voyous, mais qui aimaient les films.
Vous pensez qu’il n’y en a vraiment plus ?
Non, il y a des avocats. Ou alors peut-être des indépendants, mais ils sont comme nous, ils n’ont plus les moyens intellectuels et l’argent n’est plus à eux. A l’époque, c’était des entrepreneurs, des joueurs… Mais dans le film, ce n’est ni pessimiste ni vrai. J’ai lu des trucs comme quoi c’était une satire, l’échec d’une super-production : ce n’est pas du tout ça, ce sont des figures et après, il y a des étapes du cinéma, scénario, casting, extérieurs…
Cette époque vous manque-t-elle ?
Ça me manque, parce qu’il y avait un contact avec le film. Mais c’est l’époque qui veut ça. C’est difficile aujourd’hui, on ne peut pas dire à un opérateur qu’il fait de la mauvaise photo, on ne peut pas dire à un acteur qu’il joue mal, on ne peut pas faire grand-chose. J’ai l’impression, comme dit Daney, qu’on ne parle plus de ce qu’il y a sur l’écran mais uniquement du vouloir-dire de l’auteur ; alors tout le monde s’estimant auteur, on ne parle plus que de son vouloir-dire. Quand je donne un scénario à des techniciens et qu’ils ne me disent pas ce qu’ils en pensent, ça manque au film. Avant, quand je faisais Week-end avec Claude Miller comme assistant, je vous assure qu’on parlait du film. Aujourd’hui, il y a une solitude ; ou alors on parle du vouloir-dire mais ce vouloir-dire ne correspond pas au plan, et ça remplit les Cahiers du cinéma. Le vouloir-dire de l’auteur n’a rien à voir avec ce qu’il montre. Par exemple, ce que dit Assayas de son film n’est pas sur l’écran, et j’ai l’impression que ce que dit Kaurismäki de son film est sur l’écran. Dans la notion d’auteur, ce qui nous intéressait, c’était sa politique l’auteur, on s’en foutait. Ce que veut dire Nicholas Ray en faisant Johnny Guitar, je m’en contrefous ; par contre, le film lui-même… Et ça a été une des raisons de ma brouille avec François (Truffaut) : lui avait besoin d’aimer l’homme et, à la fin, il a plus aimé les hommes que les films. Il a très bien connu Rossellini, il a été son assistant, une sorte de premier secrétaire ; moi j’ai connu Roberto plus tard, j’ai été hébergé dans sa famille et il me disait « Jean-Luc, tu es impossible, tu ne dis rien, bah… va faire la vaisselle au moins » et j’allais la faire. Et j’étais tout aussi heureux parce que j’étais chez Roberto et que pour moi c’était aussi du cinéma. Je m’entendais très bien avec lui et son chien, lui m’aimait beaucoup mais me trouvait insupportable. Il m’en voulait aussi beaucoup parce que j’avais inventé un entretien avec lui dans les Cahiers, sur India.
Pouvons-nous revenir sur cette notion de « vouloir-dire » de l’auteur ?
En politique, le vouloir-dire de Chirac n’a pas de rapport avec la France. Les médias s’intéressent plus au vouloir-dire qu’à la France : il y a plus d’articles sur ce que veut dire Chirac, ce qu’il va faire, baisser les impôts, etc., que sur ce qu’il fait vraiment. Et même s’il ne les baisse pas, ça n’a plus aucun intérêt du moment que ça a été imprimé.
Est-il impossible de tenir un discours à côté du film ?
A ce moment-là, le film disparaît : il est là pour que l’auteur puisse en parler, et à la longue il disparaît vraiment. Il disparaîtra même de l’histoire, il ne sera même plus sur les CD-Rom. Il n’en restera que deux ou trois pour qu’on puisse dire « Le cinéma, c’est ça. » Moi, je préférerais de simples comptes rendus plutôt que des commentaires, puisqu’on n’est plus capables de faire autre chose. C’est comme la Yougoslavie, on ne montre et on ne dit rien, on ne fait que montrer ou dire ce que les gens disent ou veulent en dire. L’image ne sert à rien ; l’image d’horreur ne sert qu’à appuyer le « C’est une horreur. » Il y a une photo qui m’a marqué : j’ai vu Simone Veil en Conseil des ministres assise à côté de Papon à l’époque de VGE. Alors moi, je veux bien croire qu’elle ne le savait pas et que chaque déporté vivait cette chose à sa façon, en essayant d’oublier ou de dire ; mais ce que je ne crois pas, c’est qu’elle ne savait pas que Papon était préfet de police à l’époque de Charonne et préfet du Constantinois à l’époque de Sétif. Voilà ce qu’on devrait demander à Simone Veil vu son passé et c’est la seule chose qu’on ne lui demande pas.
Vous voyez encore des films ?
Bien sûr, mais personne n’en voit autant que Rivette. A certains moments, il en voit trop, mais c’est comme ça, il en a besoin. Moi, ce que je souhaite, c’est voir quelque chose qui m’éblouit, que je trouve cent fois mieux que ce que je fais et qui me donne envie… Récemment, les deux bons films que j’ai vus sont Microcosmos et le Kaurismäki.
Quelle est votre pratique de spectateur, chez vous en vidéo, en salle ?
Jamais en vidéo. La télé, je ne la regarde jamais, mon magnétoscope je ne sais pas le programmer, ce qui fait que je n’ai que la Rai Due, je tombe toujours sur la même speakerine… Je vais au cinéma à Genève ou à Lausanne, ou à Paris où je viens régulièrement. On se force, il faut se programmer, sortir, et souvent le petit film à 14 h 30 au Studio Arsenic ou je ne sais pas quoi, on n’y va pas parce que voilà… Mais il n’y a qu’à Paris que ça existe, dans aucune autre ville au monde on ne trouve ça, et ça vient en partie du CNC, de la Nouvelle Vague et du mouvement des ciné-clubs et de l’art et essai. Ça s’est déglingué un peu, c’est des greniers, je ne sais pas où ils ont placé l’argent. A Genève ou Lausanne, il y a peu de films français et surtout des films américains et puis le Kaurismäki, mais un seul jour à une seule séance. C’est comme l’année dernière, avec Anne-Marie on avait vu Augustin, c’était dix fois mieux que l’Assayas : il y avait une scène dans un hôtel avec une Chinoise qui est autre chose que la Chinoise d’Assayas. Dans le film d’Assayas, c’est le dernier plan que je trouve bien et encore, le début et si je faisais la critique du film dans les Cahiers, je dirais « Voilà le film est là mais il faut le commencer là, ça c’est un vrai plan de cinéma, le reste ce sont des rêveries pour les Cahiers.« S’il veut faire du cinéma, qu’il en fasse, Picasso a réussi… Et il n’a pas vu qu’il avait fait ça, pourtant il l’a fait ; ce plan c’est peut-être Les Vampires d’aujourd’hui mais il faut tout recommencer à partir de là. Certains des grands producteurs de l’époque auraient été capables de dire ça.
https://www.youtube.com/watch?v=8vcvzB75CIs
Et tout le questionnement sur comment montrer Les Vampires sans reproduire le passé, ça ne vous intéresse pas ?
Mais faites des plans, mon ami… Le plan a disparu, le cadrage a disparu, il y a un encadrement mais il n’y a pas de cadre, à la télé il n’y a pas de cadre, c’est même un meuble, la speakerine n’est pas cadrée, elle est encadrée. Mais la critique a disparu. Et la critique qui n’en est pas, ce n’est pas bien. C’est pour ça que je préfère un compte rendu… Les Américains savent très bien ce qu’ils font, ils sont dans leur système à eux c’est pas bon mais ça suffit, ça emporte tout. Par rapport aux autres, à l’Europe, qui ne savent pas, les Américains n’ont pas de vouloir-dire espérons que l’Europe arrivera à leur foutre la maladie du vouloir-dire, à s’en débarrasser.
Vous allez encore voir des films américains ?
Je ne connais pas, j’ai entendu parler du Ferrara mais je n’en ai jamais vu j’irai le voir si je suis à Paris. J’ai vu Fargo, j’ai trouvé ça absolument nul. Peut-être qu’ils ne sont pas assez de frères, peut-être que s’ils étaient sept ou huit, ils arriveraient à faire quelque chose de tellement nul que ça finirait par devenir rivettien… Là, il n’y a pas de cadres, pas d’acteurs, il n’y a que du vouloir-dire mais ça n’est pas fait. Et les gens voient, disent qu’ils ont vu ça alors qu’ils n’ont pas vu. Mais ça prend du temps à démontrer. Si vous voulez montrer qu’un McDonald est moins bon qu’un vrai bon steack, ça prend beaucoup de temps mais au bout d’un moment il y a un consensus. Le seul truc qu’on peut faire pour critiquer quelqu’un et lui faire du mal, c’est de lui dire que c’est bête. Ça, ça l’atteint, alors que le reste salaud, connard, fasciste , il s’en fout.
Vous avez vu Mission : impossible ?
Oh, j’en ai vu vingt minutes et je suis parti. Il en avait fait un bon, De Palma, il y a longtemps : Fury, avec Kirk Douglas, c’était splendide… Après, c’est un faiseur, peut-être un honnête homme, mais… Et alors là, on voit les écrans d’ordinateur et on lit dans Le Monde, très sérieusement écrit, que c’est le regard lui-même qui nous regarde. Bon, bah, qu’est-ce que vous voulez, si le type qui a écrit ça reçoit son chèque à la fin du mois, tant mieux pour lui…
Par rapport à JLG/JLG, on a le sentiment que For ever Mozart imprime un mouvement de l’intime vers l’extérieur.
Au début du film, il y a le théâtre. Ensuite, il y a le roman d’aventures. Après, il y a le cinéma et puis à la fin, la musique. Il manque la peinture. Ou, si vous voulez, il y a d’abord le monde, puis la représentation du monde. Une fois qu’il y a eu des morts, il faut faire le deuil, puis la représentation. D’une certaine façon, le cinéma est toujours une opération de deuil et de reconquête de la vie.
Y a-t-il une part autobiographique dans les quatre parties du film ?
De toute façon, elle ne regarde que moi… C’est une espèce de rêve, de l’enfant que j’ai été, des rapports avec ma s’ur, de moi qui creuse mon passé mais ça c’est entre moi et mon docteur. Et le spectateur peut sentir qu’il y a une part d’utopie à quitter sa famille, ce que j’ai fait, ensuite d’y revenir, d’être mort puis d’avoir trouvé comme métier celui de la représentation.
Et c’est aussi une manière pour le spectateur de trouver un lien entre les quatre parties…
S’il n’est pas trop de mauvaise foi, il les suit, il les trouve. Aujourd’hui, très souvent, on croit qu’il y a à comprendre quelque chose alors qu’il n’y a rien à comprendre. Si on aime bien la chose, on en parle. Moi, j’aime bien le tennis, d’ailleurs je lis L’Equipe, mais une fois que j’ai vu le match, je relis le compte rendu et pour les films c’est pareil. Aujourd’hui, on parle trop pour rien. Nous, j’ai l’impression qu’on parlait plus du film lui-même et moins de ce que l’auteur voulait dire.
Le fait que la servante parte avec ses maîtres est-il à relier à la phrase « Les pauvres sauveront le monde »…
C’est une phrase de Bernanos. Mais la servante part parce que pour elle, c’est une occasion… Je me souviens que dans ma famille il y avait un ou deux domestiques arabes avec lesquels on était très liés, de bons compagnons de jeux.
Par rapport au jeu justement, dans le passage sur la guerre, il y a aussi une idée de jeu, quand ils partent dans les bois…
Oui, tout à fait, ce n’est pas réel, c’est un film, on n’y va pas à pied comme ça, encore qu’il y ait des gens qui voyagent encore à pied, ils partent avec leurs économies, c’est picaresque, l’aventure…
En revanche, il y a des figures…
Pour moi, il y a des figures plus que des personnages, le personnage est à l’intérieur d’une figure. Anna Karénine est devenue très vite une figure. On prend donc des figures nettement senties en tant que figures, ce sont des types ou des archétypes, et les situations mêmes sont des figures. Je dirais que ce sont des figures, comme aux échecs on dit les combinaisons, pour la guerre on dit le théâtre des opérations… Donc ce ne sont pas des personnages mais, à l’intérieur, la vérité du personnage doit être vraie pour que la figure puisse exister ; de même, on ne va pas mettre For ever Stravinsky mais For ever Mozart car il est une figure de la musique plus qu’une autre : il peut passer pour la musique elle-même. Les gens de cinéma essaient de faire des figures et ne font que quelques actes. Ils font l’acte de mettre la caméra, l’acte de ne pas tourner, de ne pas dire un texte, ils font les actes principaux du cinéma chacun à sa place.
Est-ce que parfois certaines de ces figures ne sont pas trop littérales ? Par exemple, l’image du livre de Braudel, L’Identité de la France, dans une flaque de boue ?
On peut dire que la France se pose des questions, elle ne sait pas trop bien où elle est ; l’Amérique sait où elle est, l’Allemagne sait où elle est, les Palestiniens savent où ils sont, où ils ne peuvent pas être, les Israéliens savent… mais la France ne sait pas très bien. Romanesquement, ça peut signifier que Camille a simplement oublié le livre en chemin, elle tombe avec mais ne revient pas le chercher ça ferait trop sens, ça se rapproche des romans de chevalerie. Ce qui reste, c’est l’acte : c’est le contraire du film d’Assayas parce que c’est pas un film sur le tournage, comme l’était La Nuit américaine. Les seuls bons films sur le cinéma que j’ai vus sont Quinze jours ailleurs de Minnelli ou Les Ensorcelés les autres se veulent du sens… Tandis que chez moi l’actrice cherche la lumière, les soldats sont derrière leur mitraillette, la peinture est là, elle n’est pas dans les quatre murs que sont pour moi les autres parties du film, mais dans la façon de peindre.
Quand la fille meurt en chemise blanche par exemple.
Oui, c’est moins un personnage qu’une figure ; j’ai hésité, mais il ne faudrait pas qu’on y pense trop parce que ce n’est quand même pas Jeanne d’Arc non plus… On peut penser à Goya si on veut, à cause des horreurs de la guerre. Mais toutes les chemises blanches ne sont pas des tenues de sacrifice. Ce dont je me suis aperçu après, c’est qu’ils étaient tous habillés en bleu, blanc, rouge, surtout Camille, mais c’était tout à fait par hasard, et ça m’a fait penser à faire prononcer à un ministre une phrase sur les soldats de l’an II enfin, pour moi, voilà comment ça se construit. C’est comme cette phrase splendide de Victor Hugo dans Quatre-vingt-treize : « Tant qu’il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aura des gredins qui assassinent » ; ça, c’est vraiment mon sentiment, ça ne veut pas dire qu’écrire est mauvais, ça veut dire qu’il y a un rapport de cause à effet : plus on écrit sur l’Afrique et moins ça marchera.
Dans le film, une « figure » ne m’a pas semblé très claire : celle de l’intellectuel de gauche.
C’est le moins bon de tous les acteurs, il n’a pas une bonne voix et le personnage n’était pas très bon. Il avait effectivement un côté intellectuel de gauche, grand écrivain, je l’aime bien, c’est celui qui joue le rôle de Dieu dans Hélas pour moi, mais il n’est pas très bon. C’est aussi de ma faute car il n’était pas très clair pour moi non plus, il n’est pas à sa place. Mais ces discussions-là, il faudrait que je les aie avec les techniciens et les acteurs parce qu’on trouve des solutions en parlant. La solution, je la trouve en en parlant : il fallait que je le montre à égalité avec les autres, j’aurais dû le montrer juste en passant, et parlant plus off. J’aurais dû montrer sa présence et non l’acteur présent. Mais si je suscite la discussion, ils se foutent en colère ou se mettent à pleurer. Ils sont intimidés mais, au bout d’un moment, je leur dis quand même « Vous avez 10 000 f par jour, vous êtes logés et nourris, on se connaît », alors je leur demande « Qu’avez-vous pensé du scénario quand vous l’avez reçu, qu’avez-vous dit à votre ami(e) »… Zéro… Au-delà de la timidité, je pense qu’il y a un refus, je vais jusqu’à ce refus et puis après, comme je ne veux pas faire de mal au film, eh bien j’arrête. Mais je pense qu’il y a un refus de dire son opinion… Et on sent à un moment que c’est à toi de faire le travail, nous on est là pour exécuter avec le fond de notre c’ur et de notre âme, et voilà. Pareil pour l’actrice et les scènes du oui-non : elles font scènes mais ne sont pas intéressantes. Mais les acteurs ne veulent pas chercher. Au théâtre ils le veulent bien mais j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de vouloir-dire aussi au théâtre. J’ai senti ces réticences de leur part, ces refus, ce côté « Je garde mes faibles forces » ; mais aussi que pour eux le film n’existe pas sauf au moment où il se tourne.
Vous pensez que c’est une nouveauté ?
Oui, je le sens en tant qu’historien du cinéma. Pour la plupart des gens, l’histoire est une série de dates alors que moi, j’y sens un mouvement. Oui, des moyens ont disparu, mais que l’on retrouve par miracle dans un plan, un morceau de film ou même un film en entier et c’est rare qu’ils aient du succès. Même si on dit un bien extrême du film d’Assayas, ça n’a rien à voir avec le bien extrême que l’on disait des premiers films de Bergman ou la découverte du Berliner Ensemble au théâtre. Parce que les maisons de la culture, la culture a laminé tout ça. Donc voilà, on a vu chez Assayas un travail qui ne s’est pas fait et chez moi non plus : 1 partout.
L’art doit-il toujours être opposé à la culture ?
Si l’art devient cultivé, il lui est plus difficile d’exister et il perd vite. La Cinquième symphonie de Beethoven, c’est de l’art, l’enregistrement par Karajan, surtout par Karajan d’ailleurs, c’est de la culture ensuite on l’écoute, l’art peut être retrouvé par l’auditeur à travers le CD, le CD n’est qu’un objet.
La culture n’est pas le prix de la démocratisation de l’art ?
Non, parce que l’art n’est pas démocratique, il n’a pas à l’être et la démocratie n’a pas à être artistique. Mais la musique est la plus forte, c’est pour cela que je l’ai prise en dernier, c’est elle qui soutient tout. Avoir accès à l’art cinématographique n’est pas donné à tout le monde par la culture et par la distribution, mais la musique a mieux réussi ça. Et du reste, ce n’est pas la culture qui a fait la musique, c’est le commerce et la technique. Ce n’est pas Malraux qui a dit qu’il fallait distribuer des CD. Donc, c’est différent. La culture, au sens de l’agriculture aussi, au sens où comment vous faites pousser les navets, les pommes de terre, les animaux, vous voyez que vous les abîmez. Tout le monde a le droit de manger, mais la façon dont on fait pousser les choses aujourd’hui montre que plus de gens qu’avant ont faim. Quelque chose ne marche pas dans la culture, alors est-ce que c’est la distribution, le commerce, les graines, je ne sais pas… Mais ça n’a aucun rapport, la culture est du domaine de la diffusion et de la distribution, l’art est du domaine de la création. La culture est du domaine de l’éducation, l’enfant est dû à la production de la maman, pour l’instant papa est plus du domaine de la culture vu qu’il ne joue pas de rôle dans la production de l’enfant il joue un rôle de signal mais aucun dans l’enfantement lui-même.
Croyez-vous que plus on écrit sur le cinéma et moins il est bon ?
Le cinéma est un endroit rare où l’on peut montrer des gens heureux. Pas à la télévision, le roman très peu, le cinéma oui. « Le bonheur n’a pas d’histoire » peut être un film à succès bien qu’il n’ait jamais été fait.
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