Le second long métrage d’un des plus frémissants espoirs du jeune cinéma français. Une parade amoureuse à la commissure du réel le plus cru et d’un monde invisible.
Cela fait maintenant deux films que la barque de Damien Manivel a passé la balise des soixante minutes et de la catégorie long métrage, et rechigne pourtant à s’aventurer beaucoup plus loin (Un jeune poète durait 1 h 11, celui-ci 1 h 12). C’est que le geste de Manivel est simple et sibyllin, et s’incarne dans des formes brèves et épurées.
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En quatre courts et deux longs, le cinéaste a brossé une œuvre très cohérente dans son obsession pour l’inertie nue du quotidien, la banalité des existences, et surtout la signifiance sourde, supérieure, impénétrable qui se cache sous les apparences de l’ennui et du rien.
Eternel et odysséen
Dans Un dimanche matin, son geste le plus fort et le plus emblématique de cette attitude paradoxale, il filmait sans dialogue la promenade d’un homme et de son chien dans un Montreuil se réveillant peu à peu, dégageant inexplicablement de ce rituel domestique quelque chose d’éternel et d’odysséen.
On y pense beaucoup devant Le Parc, qui reprend le motif de la promenade, cette fois dans un jardin public lui aussi immense. Une fille, lycéenne, un garçon un tout petit peu plus âgé, s’adonnent à la parade du premier rencard en flânant dans les allées et les sous-bois, tout au long d’un après-midi qui les voit se rapprocher peu à peu, et croiser une galerie de personnages.
Les silhouettes sont à la fois occupées par des activités très normales et prises dans une stase antique
Là encore, écho mythologique : les silhouettes défilant sont à la fois occupées par des activités très normales (jogger, jouer au foot, s’embrasser sous un arbre) et prises dans une stase antique, plongées en elles-mêmes comme des nymphes peuplant l’arrière-fond du tableau.
Au milieu donc, un micro teen-movie, atone et périurbain, filmé en plans fixes très picturaux émaillés de visages en médaillon, pris dans une lumière qui semble venir de naître et verse sur les peaux des couleurs d’une propreté et d’une douceur étonnantes ; c’est par sa réussite esthétique que Le Parc parvient à irriguer d’onirisme un réel fruste et prosaïque. Tout se fait toujours dans le même geste.
L’air et la lumière
L’interprétation des acteurs, blanche, à nu, assez forcée, c’est à la fois une maladresse d’adolescent sur laquelle Manivel fait de la comédie (banalité clownesque des échanges : “Il fait froid à l’ombre… par contre au soleil, ouah, il fait chaud !”), et une pureté des êtres qui les pousse hors du temps, les érige en Adam et Eve – comme lorsqu’après le premier geste indubitablement amoureux (elle lui prend la main) les deux se pétrifient et regardent au loin, et sont alors à la fois deux ados incommodés et deux statues.
Avec son déroulé reposant, ses coupes glissées, appliquées, sa façon de faire subtilement corps avec l’air et la lumière (le plan central du film, en temps réel, fait tomber le soir en même temps que la rancœur sur le visage de la jeune fille en train de textoter son jules : un des plans les plus singuliers et les plus gracieux vus depuis longtemps), Manivel est maintenant vraiment souverain dans son art.
Son cinéma entre deux mondes, ce trop-réel qui caresse le rêve, il l’obtient par une chimie assez paradoxale : c’est l’empilement de couches d’artificiel qui fait poindre un naturalisme cru et unique. A titre d’exemple, une constante de son cinéma, c’est “l’acteur qui se joue lui-même en train de jouer”.
Auteur de l’ineffable
Son jeune poète se tordait dans des poses accentuant faussement son aspiration niaise à la transcendance lyrique, quelques années après s’être semblablement donné en spectacle (c’était le même comédien) sur le canapé de La Dame au chien. Aujourd’hui, le jeu emprunté, feint, mal à l’aise de la drague approfondit cette idée que moins les personnages de Manivel sont naturels ou spontanés, et plus ils touchent au vrai.
La beauté du Parc se tient fragilement à la commissure du réel le plus cru et d’un monde invisible, poétique, hors du temps (jusqu’à une seconde partie dont mieux vaut ne rien dévoiler, si ce n’est qu’elle entre plus concrètement et littéralement dans la symbolique jusqu’ici suggérée).
Elle est le fruit d’une poursuite assez rare dans le cinéma français : quête d’un art évidé, ramené à l’observation la plus indicible, qui ferait de Manivel un auteur de l’ineffable, d’un dénuement plutôt asiatique. Ça tombe bien : il est parti tourner son prochain film au Japon.
Le Parc de Damien Manivel (Fr., 2016, 1 h 12)
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