Discussion théologique entre une grande dame et son chauffeur, sous l’œil espiègle du phénoménal Oliveira.
On le dit à chaque fois, mais on ne peut s’empêcher de le répéter : Manoel de Oliveira est un phénomène. Cent ans aux fraises, Eastwood ou Rohmer sont à côté de lui des gamins (quinze à vingt ans de moins, quand même), et don Manoel continue de galoper au rythme imperturbable d’un film par an. Il va tellement vite que les distributeurs français ont du mal à suivre : la preuve avec ce très bel opus qui fut tourné en 2005, avant Belle toujours et Christophe Colomb… Le Miroir magique est un mélange entre la grande veine romanesque d’Oliveira et son penchant métaphysique, un croisement entre ses grands portraits de femmes et ses ruminations mythologiques et théo- logiques, la fusion entre, disons, Val Abraham et Parole et utopie, nappée d’un coulis de Principe d’incertitude. Il y a aussi dans ce film du Flaubert et du Claudel (un des personnages s’appelle facétieusement père Clodel), du Visconti et du Rossellini, mais toutes ces strates d’influences, miroitements et hommages ressemblent surtout à du Oliveira.
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Un beau jeune homme sort de prison. Purgeant une peine pour un crime qu’il n’avait pas commis, il semble avoir passé son temps de détention à discuter exégèse de la Bible avec le directeur de l’établissement. A sa sortie, il est engagé comme chauffeur par une riche bourgeoise de la région. Après la prison philosophe, la geôle luxueuse. Catholique fervente, doña Alfreda (Leonor Silveira, toujours sublime) a une obsession : voir la Sainte Vierge la visiter pour vérifier que les nantis peuvent avoir une âme.
Le film se partage alors entre scènes de discussions spéculatives où l’histoire le dispute à la théologie et à la politique, plans magnifiques sur une splendide demeure vaguement décadente et coups de sonde dans une obsession féminine radicale : la quête de sainteté de doña Alfreda répond à un vide existentiel abyssal, émouvant, et peut très bien se lire comme une recherche d’amour absolu, un manque d’enfant, une absence de phallus (elle sollicite à un moment son employé pour une faveur sexuelle qui est aussi un désir de fécondité). Il y a en elle un peu de Bovary, une touche de Dame aux camélias, un doigt de Lady Chatterley. Oliveira équilibre la sécheresse possible de cette recherche de sainteté par des contrechamps espièglement blasphématoires bienvenus. Ainsi, quand le jeune employé et un voisin fomentent une fausse apparition de la Vierge avec le concours d’une jeune villageoise clopeuse (la diaphane et drôle Leonor Baldaque).
Le Miroir magique est tissé de tout ce qui peut agiter le cerveau d’un homme au grand soir de sa longue existence : réflexion détachée sur le sens d’une vie, la question de la mort, le mystère féminin, les obsessions de la chair et de l’esprit, les barrières qui séparent les hommes… Le tout assorti d’un perpétuel jeu de miroir (magique) avec le cinéma, art de l’apparition et de la disparition, du visible et de l’invisible, de la réalité et de son reflet. Questions lourdes qu’Oliveira a la grâce d’aborder avec humour et légèreté, élégance et liberté. Oui, un phénomène.
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