Réalisatrice d’un premier film très remarqué il y a deux ans, Circuit Carole, Emmanuelle Cuau a eu la chance de côtoyer Robert Bresson sur le tournage de L’Argent. Une rencontre inoubliable suivie d’une déception.
J’ai rencontré Bresson en 1983, par l’intermédiaire d’un ami de mon père, Michel Abramowicz, qui travaillait comme assistant-opérateur sur L’Argent. J’avais 18 ans, j’étais en fac de Lettres et j’avais envie de présenter le concours de l’Idhec. Un jour, Michel m’a proposé de passer sur le tournage de L’Argent, sachant que j’aimais beaucoup les films de Bresson. Mes premiers souvenirs, c’est surtout la façon dont Bresson épuisait ses « modèles » : je me souviens qu’il avait fait quarante-cinq prises sur un plan où il y avait juste un mot à dire, jusqu’à ce que ce soit le plus neutre, le plus plat possible, et je n’arrivais pas du tout à percevoir les différences
entre les prises. Ça me fascinait mais j’étais un peu effrayée. Quand un assistant est venu me voir pour me demander si je voulais faire de la figuration dans les scènes du tri postal, j’étais très contente. Mais même pour moi, qui n’avais qu’une petite scène, il faisait dix prises de mes mains alors que je n’avais rien à faire, juste à prendre une enveloppe et la poser. J’avais honte, je devenais rouge, j’étais persuadée d’avoir les mains rouges.
Ensuite, je lui ai demandé s’il était possible que je revienne assister au tournage. Avec beaucoup de gentillesse, il m’a répondu que je pouvais revenir quand je voulais pour faire de la figuration dans d’autres scènes. Je suis donc revenue plusieurs fois et je me souviens que sa femme, Mylène, lui disait que ce n’était pas possible que l’on me voie à la fois passant devant la banque, au tri postal, au parloir de la prison. Et Bresson lui répondait « Oui, mais ce sera le hasard, ce sera le hasard… » En fait, je suis restée trois semaines, en venant tous les jours. Et je me souviens que Mylène ne m’aimait pas, que nos rapports étaient assez violents : elle était jalouse parce que sur le tournage de L’Argent, les gens lui disaient que Bresson était amoureux de moi. C’est vrai qu’il avait plus de 80 ans, j’en avais 18. Je ne sais pas si on peut dire qu’il était amoureux de moi mais il y avait entre nous un rapport de séduction. Il savait que j’étais fascinée et ça ne lui déplaisait pas.
Je repense à Christian Patey qui jouait le premier rôle dans L’Argent, et qui le connaissait donc bien mieux que moi. Il m’a dit ce que j’avais entendu par ailleurs que Bresson s’occupe très bien de son « modèle » le temps du tournage mais qu’ensuite, il le jette. Si les gens ont envie de continuer dans le cinéma après lui et sans lui, il fera tout, je crois, pour les casser. J’avais entendu une histoire terrible au sujet d’une femme qui avait tourné avec lui et qui avait pris goût au cinéma, qui voulait continuer à être actrice. Elle l’avait appelé pour qu’il l’aide et il a refusé. Elle a essayé de travailler dans le cinéma par tous les moyens et a fini par sauter d’un pont de chemin de fer. Tous ceux qui ont été « modèles » de Bresson n’en sont pratiquement jamais revenus. A part Dominique Sanda, qui a pu s’échapper, et que Bresson a dû renier complètement parce qu’elle a réussi à travailler dans le cinéma. Et ça, c’est un côté terrible qu’il avait. En même temps, de son point de vue, dans sa façon d’envisager le cinéma, c’est justifié. Il était aussi très dur avec les techniciens. Par exemple, pour la séquence du parloir de L’Argent, Emmanuel Machuel, le chef-opérateur, avait travaillé toute une matinée sur la lumière. Bresson l’a laissé faire tout en me disant qu’il était complètement à côté de la plaque. Mais il l’a laissé aller jusqu’au bout pour lui dire à la fin que ce n’était absolument pas ça qu’il voulait, que c’était exactement le contraire. Il était féroce.
Sur le tournage, les gens étaient très respectueux. Je sais que des gens l’appelaient « Maître ». Moi, je l’appelais « Monsieur » mais j’étais quand même assez tétanisée. Lorsque le tournage s’est terminé, il m’a dit que je pouvais assister à toute la postproduction à Boulogne. Pour moi, c’était un peu le rêve… Et j’ai des souvenirs incroyables de la postproduction de L’Argent. Je me souviens de ce plan où Yvon prend une bêche, ramasse des pommes de terre dans le sol. Pour trouver le son juste, il a fallu une journée et demie, rien que sur ce plan. Souvent, quand on n’est pas directement concerné, on s’ennuie assez vite dans un auditorium. Alors que là, cette journée et demie avait été passionnante : on comprenait au fur et à mesure la finalité des petits détails que Bresson ajoutait. Avec lui, le moindre son prend une importance faramineuse. On ne travaille plus tellement le son comme ça et on n’est plus très habitués à cette minutie. C’est un souvenir un peu bête, mais ce que je préférais était les moments de pause où on allait à la machine à café : il ne prenait jamais rien, je prenais toujours un chocolat et il me demandait de le partager avec lui. Même si ça peut paraître stupide, ça me touchait beaucoup.
Après, j’ai passé le concours à l’Idhec et, par un heureux hasard, j’ai été reçue. Par rapport au tournage de L’Argent, l’Idhec, c’était le jour et la nuit. Mais avec Bresson, on a continué à se voir. Pourtant, il était très mécontent parce qu’il disait que ce n’était pas dans une école qu’on apprenait le cinéma. Il disait que ce qu’il faut faire, c’est marcher dans les rues, écouter, regarder et peindre les objets, les dessiner, vivre comme ça, un peu de l’air du temps. Mais de quoi vit-on ? Bresson a toujours été argenté, il n’a jamais eu à se bagarrer financièrement pour gagner sa vie, pour survivre. A l’époque où je le fréquentais, il avait encore son appartement du quai Bourbon, dans le ive arrondissement de Paris, un magnifique duplex qui donnait sur la Seine… Avant de faire du cinéma, il dit qu’il a été peintre mais je n’ai jamais vu une toile de lui, ça reste toujours mystérieux pour moi… Quand il m’écrivait, il n’écrivait pas Idhec mais Hidec, comme hideux. Au début, je lui demandais un peu conseil et il me disait en soupirant que l’enseignement que je recevais à l’école était ridicule, que je devais quitter l’Idhec. Pour un court métrage, j’avais adapté une nouvelle de Le Clézio, La Ronde. Quand il l’a vu, Bresson m’a dit que j’avais tout fait à l’envers et il m’a expliqué comment il aurait fallu tourner le film. Il a été très dur. Je suis passée outre ses recommandations à propos de l’Idhec parce que je me demandais comment vivre et comment apprendre le cinéma. Mais j’ai quand même suivi ses conseils puisqu’en sortant de l’Idhec, je n’ai pas travaillé sur d’autres tournages comme assistante. J’ai préféré travailler à la télévision, en me disant que j’avais un boulot assuré comme scripte, et à côté travailler sur mes propres projets. La seule vraie expérience sur le tournage d’un autre a été avec Bresson. Et on peut apprendre à faire du cinéma en écoutant quelqu’un comme lui.
Pour un autre film, l’adaptation du Châle andalou, une nouvelle d’Elsa Morante, il me fallait l’autorisation des héritiers. Et le producteur m’avait demandé des cautions de gens que je connaissais. Quelques réalisateurs m’avaient déjà gentiment fait des lettres. J’avais demandé à Bresson, je lui avais envoyé le scénario. Il m’a d’abord dit qu’il allait réfléchir mais le lendemain, il m’a dit que c’était tout réfléchi et qu’il ne me ferait pas de lettre. Ce comportement m’a beaucoup refroidie. C’est comme s’il ne pouvait pas exister d’autres formes de cinéma que le sien. Il porte l’exigence du cinématographe tellement haut… C’est comme Rilke qui dit qu’il est interdit d’écrire si on peut vivre sans écrire. Bresson, c’est un peu ça : si la nécessité absolue n’est pas là, ce n’est pas la peine. Il a raison bien sûr, mais pour des gens qui débutent, c’est étouffant et écrasant.
Après L’Argent, Bresson avait deux projets. La Genèse, sur lequel il travaillait depuis très longtemps mais il disait que ça lui était très difficile de faire le film parce que mettre en scène Adam et Eve nus, le paradis terrestre avec toutes les espèces, qu’il avait déjà eu des problèmes pour diriger l’âne d’Au hasard Balthazar… L’autre projet était une adaptation d’une nouvelle de Le Clézio, La Grande vie : l’histoire de deux jeunes filles de 16-17 ans qui se sauvent de chez elles, sans un sou, dans de grands hôtels et font les quatre cents coups. Il avait évoqué l’idée que je travaille avec lui sur ce projet mais je crois qu’il n’y croyait pas vraiment. Ensuite, je ne l’ai plus vu du tout. C’est vrai qu’il ne m’a pas aidée à faire du cinéma. Mais il est certain que même à son insu, il m’a insufflé un grand désir de faire ce métier. Il a une très grande attention aux choses mais je ne sais pas s’il a une aussi grande attention aux gens. Je crois qu’il les prend, les utilise et les jette ensuite. Et la seule fois où je lui ai demandé de l’aide, je me suis ramassée, il n’a même pas voulu en entendre parler. Et puis, du jour au lendemain, il n’a plus voulu qu’on se voie. Un jour, je l’ai rappelé. Mais il était parti de Paris pour Rambouillet, où il y a toutes ces toiles mystérieuses que personne n’a jamais vues.
Bresson disait qu’il n’allait pas au cinéma parce qu’il avait peur, peur de voir comment le cinématographe était perverti. Pourtant, il m’avait parlé pendant une heure avec passion d’un James Bond dans lequel il y avait une course-poursuite sur une piste de ski. Il me disait que c’était admirable, le meilleur découpage fait au cinéma jusqu’à présent. Je pense souvent à ses Notes sur le cinématographe, où il dit que plus on part d’un sujet extrêmement simple, comme une relation entre deux personnes, plus il y a matière à travailler dessus, la fouiller et en extraire le maximum. Et il y a une chose qu’il disait aussi, qui à l’époque m’inhibait totalement : rien n’a été fait dans le cinéma et il y a encore tout à faire. Il disait ça avec une conviction extrême.