Un génie profus de la bande dessinée fait ses débuts de cinéaste en s’attaquant à l’un des plus grands mythes français. C’est Gainsbourg (vie héroïque), aventure polyphonique racontée ici par Joann Sfar et ses acteurs, Eric Elmosnino et Laetitia Casta.
Manifestement enchantée du film et du rôle, Laetitia Casta confirme, expliquant avoir eu des doutes vite balayés par sa rencontre avec BB : “Je l’ai appelée. J’avais peur de donner dans la caricature. Je voulais la connaître plus personnellement, savoir ce qui s’était passé avec Gainsbourg, où elle en était dans sa vie à ce moment-là, ce qui la motivait, etc. On a beaucoup discuté et j’ai compris que je pouvais m’amuser avec ce rôle. Elle m’a dit “Pense à l’énergie, souviens-toi qu’à cette époque, j’étais belle, j’avais envie de me faire plaisir, d’avoir les plus beaux hommes.” J’avais sa bénédiction, je pouvais y aller sans avoir le sentiment de la trahir.”
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Laetitia Casta est particulièrement séduite par ce qu’a représenté Bardot dans l’histoire de l’image de la femme, elle aime son côté “je fais c’que j’veux et je vous emmerde” (on dirait du Katerine – qui fait Boris Vian dans le film). Comparant Bardot-Gainsbourg à Bonnie et Clyde, Laetitia considère assez finement que BB était le prince charmant et Gainsbourg la princesse que l’on réveille. Elle a joué Bardot dans cette optique d’inversion des normes sociales masculines et féminines. Elle dit aussi avoir endossé ce rôle à fond pour s’amuser de sa propre image, faire valser une bonne fois pour toutes les étiquettes qu’on lui colle comme “femme-objet” ou “nouvelle Bardot”. La Casta diva est sexy, mutine, piquante, intelligente, joueuse, dans le film et hors du film.
GORDON/BIRKIN
Au printemps, un voile noir est tombé sur le film : Lucy Gordon qui joue Jane Birkin s’est pendue le 20 mai, deux jours avant son 29e anniversaire. Anglaise de Paris, vue dans Les Poupées russes de Cédric Klapisch, elle avait sollicité elle-même Joann Sfar alors qu’à Londres l’équipe anglaise du film avait auditionné sans succès cinq cents Jane potentielles. “On fait une œuvre pour panser de vieilles blessures, et on n’a même pas le temps de la finir que de nouvelles blessures arrivent”, constate Sfar avec tristesse. Il raconte comment Lucy avait toujours peur de mal faire, sa générosité permanente, son bonheur de tourner dans ce film. La veille de son suicide, elle évoquait gaiement sa nouvelle couleur de cheveux pour Cannes.
LA MUSIQUE
Gainsbourg aurait peut-être écrit un beau requiem pour Lucy (dans le ciel avec des diamants ?). Dans le film, le concerto gainsbourgeois est très intelligemment disséminé, alternant tubes et chansons plus secrètes, versions classiques, live, a capella, instrumentales… Ce sont les acteurs qui chantent. Si Elmosnino l’a fait dans l’inconscience, Laetitia Casta s’y est prêtée avec plaisir et sans aucun complexe : elle adore chanter. Sfar tenait à éviter le musée Grévin, le plaquage d’une BO déjà enregistrée, la discontinuité entre la voix des acteurs et celle des chansons. “Je me suis condamné au spectacle vivant par respect pour Gainsbourg et pour les acteurs. La seule chanson où on entend l’enregistrement originel, c’est Je t’aime moi non plus, où les voix de Gainsbourg et Birkin se superposent à celles des comédiens. Et puis à la fin, sur la Valse de Melody. Ça m’a passionné de faire chanter les comédiens. Mon musical préféré, c’est The Last Show de Robert Altman, parce que c’est le seul film où il n’y a pas de différence entre le direct et le playback.”
LA MISE EN SCENE
Si Sfar a préféré le live contemporain pour la musique, option très Nouvelle Vague, il a suivi en revanche des pentes plus classiques pour le style de sa mise en scène. On pense à Minnelli, aux musicals hollywoodiens de l’âge d’or plutôt qu’au cinéma français actuel. Sfar, très Truffaut critique, n’a pas de mots assez durs pour fustiger les effets véristes contemporains et les caméras à l’épaule. Et s’il respecte Jacques Audiard, il ne supporte pas les sous-Audiard : “Le cinéma français nous a habitués dernièrement à des œuvres très différentes de mon travail. Soit des films populaires avec une très belle image mais destinés aux enfants. Soit des films qui se veulent intelligents, tournés caméra à l’épaule. On a confondu la vie et la vérité. Il n’y a aucun exploit à faire de la violence avec une caméra à l’épaule pour aller filmer Pigalle la nuit. Pourquoi secouer la caméra ? Parce qu’on n’ose pas assumer une image. Une image, ça se construit. Si on pouvait arrêter de filmer systématiquement comme Paris Dernière, ça me ferait des vacances.”
Comment cerner ce film unique et composite, élégant et cosmopolite ? Bio de Gainsbourg ? Fantasme de Sfar ? Comédie musicale modernisée ? Journal d’un séducteur ? Fusion de cinéma et de bande dessinée ? Traité d’histoire de France contemporaine ? Sans doute tout cela et plus. L’affaire de la Marseillaise reggae, qui occupe la dernière partie du film, boucle sans doute pour Sfar la question soulevée par Le Juif et la France, l’abjecte exposition antisémite qui s’est tenue à Paris pendant l’Occupation et dont l’affiche apparaît au début du film. “Sa judéité, Gainsbourg ne s’en sert pas pour détester son pays, il joue avec et s’en sert pour une histoire d’amour avec la France. C’est l’inverse d’un juif communautaire. Il s’est servi des traumatismes qu’il a subis pour faire entrer les Noirs dans la musique française. Gainsbourg est un révélateur.”
Aujourd’hui, devant l’essor du communautarisme et de la xénophobie, et alors que certains instrumentalisent la question de l’identité nationale, Gainsbourg (vie héroïque) peut donc se lire comme l’histoire d’une intégration géniale, l’analyse swinguante de ce qu’est une identité : un truc multiple, mouvant et avant tout individuel. “J’ai commencé le film quand les Maghrébins sifflaient la Marseillaise et je le termine en plein débat sur l’identité nationale. Moi, je cherche les gens qui me font aimer mon pays, et mon sens du religieux, c’est de chercher ce qu’on a en commun. Le Petit Prince, Gainsbourg, c’est la culture commune. Gainsbourg est un truc qu’on a à se raconter. J’ai voulu qu’il soit juif, russe et nègre. Ça, il l’a revendiqué tout au long de sa vie. Gainsbourg disait : “Je suis juif et russe, mais juif d’abord.” Et il ajoutait “seule mon éducation est française”. Or, comme on sait que l’éducation est tout chez Gainsbourg : très intéressant paradoxe.” Sfar ne construit pas le mausolée d’un star mais un film d’une pertinente actualité, une leçon légère de citoyenneté, de République, d’identité et de culture française. Française, donc métèque, comme le précieux héritage gainsbourgeois.
Serge Kaganski
Gainsbourg, (vie héroïque). Avec Laetitia Casta, Eric Elmosnino.
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