Un génie profus de la bande dessinée fait ses débuts de cinéaste en s’attaquant à l’un des plus grands mythes français. C’est Gainsbourg (vie héroïque), aventure polyphonique racontée ici par Joann Sfar et ses acteurs, Eric Elmosnino et Laetitia Casta.
Ce n’était pas gagné d’avance. Joann Sfar se lançant dans un film sur Serge Gainsbourg, voilà qui ressemble à un athlète amateur qui déciderait de concourir au décathlon des Jeux olympiques, et pour y décrocher l’or. En s’attaquant pour son premier film à l’une des figures les plus célèbres et adulées du paysage français, Sfar s’exposait : songez aux innombrables fans qui chacun ont leur Gainsbourg en tête.
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Le réalisateur, ses acteurs et son équipe ont relevé le défi avec une audace, une ambition, une élégance et un talent incroyables. “J’ai passé mon temps à me dire que je faisais un film sur Romain Gary”, raconte un Sfar en surchauffe, gourmand de paroles, avide de faire partager ses mille raisons et sentiments. “Dans mon imaginaire, ils sont identiques : deux Français Juifs Russes. Maintenant, ma principale angoisse, c’est : merde, je ne me rendais pas compte que je me dévoilais autant.”
Gainsbourg, Sfar, Gary, cela résume toute la polysémie de Gainsbourg (vie héroïque), film ultrapersonnel qui ne ressemble en rien à l’idée figée que l’on se fait d’un biopic et qui paraît toujours avoir échappé à son auteur. La bio classique et complaisante, tel est le premier piège que Sfar a voulu fuir. Il connaît très bien son Gainsbourg, s’est énormément documenté, a revu les films, émissions de télé, relu les bouquins, mais s’est refusé à la posture de l’enquêteur, prenant plutôt comme boussole le Van Gogh de Maurice Pialat : aborder un tel sujet, c’est d’abord parler de soi. “Quand les gens parlent de Gainsbourg, ça m’emmerde, je préfère aller chercher sa voix à lui. Scorsese dit qu’adapter un livre, ce n’est pas s’intéresser à la trame, c’est garder le ton de l’auteur.”
Avec ces idées en tête, Sfar écrit onze versions de son scénario, le truffant d’abord de mots de Gainsbourg tirés de ses nombreuses interviews, puis effaçant presque tout, ne gardant que quelques phrases. Peu à peu, il organise son Gainsbourg selon deux axes : la judéité et la supposée laideur, deux facteurs d’exclusion. Gamin, Gainsbourg a porté l’étoile jaune, on lui a fait comprendre qu’il faisait littéralement tâche sur la France, et il est finalement devenu une gloire française. “Sa famille, russe, a participé à l’avant-garde artistique. On ne lui a jamais parlé de judaïsme, de religion… D’un coup, on lui colle l’étoile jaune. Comme chez Sartre, c’est l’antisémite qui fait le Juif, et à mon avis, ça détermine le début d’une histoire d’amour avec son pays”, poursuit Sfar, qui raconte aussi que deux types de chez Pixar lui ont expliqué que pour Ratatouille, ils s’étaient inspirés des Français les plus connus aux Etats-Unis : de Gaulle et Gainsbourg !
Le film rappelle aussi un épisode peu connu de la vie de l’auteur de Melody Nelson, mais central selon Sfar. Au sortir de la guerre et avant de devenir célèbre, le chanteur a enseigné la musique dans une école juive dépendant du Bund (organisation socialiste juive) : ses élèves, orphelins traumatisés qui avaient perdu leurs parents dans la Shoah, ont donc constitué son premier public. Gainsbourg a travaillé deux ans dans cette institution, expérience marquante pour un homme qui a toujours affiché un rapport très distant ou très pudique à sa judéité, quand ce n’était pas une ironie très incorrecte (l’album Rock Around the Bunker).
Sfar pense aussi que le chanteur en a pas mal rajouté sur ses complexes physiques, notant qu’il fut un incomparable séducteur. Les femmes de Gainsbourg occupent une bonne part du film et on comprend que dans l’esprit du réalisateur-dessinateur, la séduction, l’apparence physique et l’antisémitisme sont intimement liés : “Il y a cette idée d’Albert Cohen que m’enseignait mon grand-père : c’est par les femmes qu’on règle l’antisémitisme. Il disparaît dès que l’on est amoureux.”
ELMOSNINO/GAINSBOURG
Bruissant d’érudition et d’idées sur sa vision de Gainsbourg et sur ce qu’il voulait exprimer à travers lui, Sfar devait ensuite passer à la réalisation. Le cinéma n’est pas la BD, où l’idée passe directement à la pointe des crayons. Le premier enjeu fut le casting. “Contrairement à Fellini, mon cinéaste favori, je ne manipule pas les comédiens, je sais avec eux où on veut aller. Eric Elmosnino a travaillé sur ses souvenirs de Gainsbourg plutôt que sur des films ou des photos. Il l’a abordé comme un personnage imaginaire. On n’a pas cherché un Gainsbourg absolu mais une vérité dans les scènes telles qu’on les avait écrites. Je me suis aperçu que depuis quinze ans, je ne fais rien d’autre que diriger des comédiens en bande dessinée : pour qu’une phrase sonne juste en BD, tout dépend de la gueule qu’il y a en dessous.”
C’est Eric Elmosnino qui joue Gainsbourg. Acteur de théâtre de premier plan depuis une vingtaine d’années et collectionneur de seconds rôles au cinéma (Assayas, Lvovsky, Podalydès, Dupontel…), il n’a pas accueilli la proposition de Joann Sfar en faisant des bonds de quatre mètres, son emploi du temps au théâtre étant déjà bien chargé. Mais surtout, Elmosnino n’était pas particulièrement entiché de l’homme à la tête de chou. C’est donc avec détachement qu’il a abordé ce rôle qui en aurait intimidé plus d’un : “Je voyais surtout le scénario comme n’importe quel scénario. Quand tu regardes les choses à plat, comme ça, tu ne te dis pas “Waow, Gainsbourg !”. Ma génération vivait avec lui à la télé, il faisait partie du paysage, comme Coluche. Ses frasques télévisuelles ne me fascinaient pas du tout. Personne ne m’avait initié à sa musique. Chez moi, on écoutait plutôt Brassens. Je connaissais les tubes qui cartonnaient à la radio, époque Love on the Beat, dont je n’étais pas fan. J’ai approché Gainsbourg comme un personnage de théâtre, comme si j’allais jouer Cyrano. Si j’avais su ce qu’était Gainsbourg chanteur, je ne suis pas sûr que j’y serais allé. Pour le coup, je n’avais aucune conscience du talent énorme du mec : ça m’a aidé, je n’étais pas entravé par l’admiration transie. Aujourd’hui, je me rends compte de ma totale inconscience : fallait être malade pour chanter à la place de Gainsbourg.”
CASTA/BARDOT
Après avoir trouvé son Gainsbourg, on peut imaginer que Sfar s’est pas mal amusé pour constituer son équipe féminine et débusquer des incarnations de France Gall, Jane Birkin ou Bambou. Parmi les égéries gainsbourgeoises, l’une était aussi mythique que lui : Bardot. Pour interpréter celle qui fut entre autres la Marianne sixties, qui d’autre que la Marianne 2000, initiales LC ? Pourtant, le choix de Laetitia Casta n’a pas semblé évident pour tout le monde et Sfar a dû se battre pour l’imposer : “Pour moi, c’était Laetitia depuis le début. Elle est d’ailleurs éblouissante. Elle m’a dit que j’avais composé le personnage de Bardot par rapport à Gainsbourg alors qu’elle aurait voulu que j’écrive ce qui se passe dans la tête de Bardot. C’était judicieux. On devait inventer cette Bardot qui avait dix ans de plus que dans Et Dieu créa la femme, qui était mariée à Gunther Sachs et s’emmerdait, et qui s’est offert trois mois avec un chanteur.”
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