Avec sa frange, ses cols roulés et ses pantalons fuseaux, l’allure de féline sombre de Juliette Gréco est devenue un marqueur d’avant-garde pour toutes les décennies qui ont suivi l’après-guerre. Histoire d’un style qui a inventé la modernité.
Les styles les plus iconiques – de Luisa Casati à Karl Lagerfeld, de Marilyn Monroe à Andy Warhol – tiennent souvent à quelque chose de très graphique, quelques traits qui forment un style-signature reconnaissable entre tous et à travers le temps. Juliette Gréco avait ce don d’être repérable en deux coups de crayon, en noir et blanc, elle qui disait adorer se tenir en longue robe noire sur scène, ne laissant apparaître que quelques points blancs (ses mains, son visage).
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L’emblème d’une époque, d’un lieu et d’une philosophie
Le style qu’elle s’invente, dès le milieu des années 1940 – frange noire, longs cheveux noirs, col roulé et fuseaux noirs –, va être copié dans la rue, les magazines ou sur écran, accomplissant le prodige d’être le grand contemporain de toutes les décennies qui vont suivre, voire d’inventer déjà notre temps, tout en devenant l’emblème d’une seule époque, singulière, d’un lieu et d’une philosophie qui feront basculer le monde d’après-guerre dans la modernité : Saint-Germain-des-Prés, du Café de Flore aux caves de jazz – qu’elle invente aussi –, et l’existentialisme. Si son ami Jean-Paul Sartre, qui lui dégote une piaule à l’hôtel La Louisiane et va la pousser à chanter, est celui qui, avec Simone de Beauvoir, pense et conceptualise l’existentialisme, c’est la silhouette libre de la jolie môme en noir qui va l’incarner.
En 1957, quand Stanley Donen, pour son film Drôle de frimousse, envoie Fred Astaire et Audrey Hepburn (dont les rôles sont inspirés de la vie du photographe de mode Richard Avedon et du modèle Suzy Parker) à Paris, il ne s’y trompe pas en habillant Hepburn du look Gréco.
Donen sait que toute jeune fille cool veut ressembler à Juliette
Vêtue d’un pull noir, d’un fuseau noir et de ballerines noires, en quête de son idole le philosophe Emile Flostre, le père de “l’Empathicalisme”, jusque dans les caves cool et enfumées de Saint-Germain-des-Prés, la star hollywoodienne rend un hommage direct à Juliette Gréco et à son influence internationale – Donen sait que toute jeune fille cool veut ressembler à Juliette.
Tragédie de Saint-Germain-des-Près
Car c’est elle qui a inventé le style de la Parisienne libre, intellectuelle et ésotérique, a libéré le noir du deuil ou du soir pour en faire une couleur symbole de charme sexuel, de danger – pas étonnant qu’elle devienne Belphégor –, et marche clope au bec, les cheveux décoiffés, libre de ses mouvements grâce à ses vêtements masculins, à la fois asexuels et sexy.
L’histoire derrière le look Gréco n’a pourtant rien de glamour. Il est la conséquence des tragédies que tous·tes les enfants pâles de Saint-Germain-des-Prés viennent de traverser et qui vont les programmer à se foutre de toutes les conventions, raciales, sexuelles, intellectuelles, parce qu’il·elles savent que celles-ci, poussées à l’extrême, ont tué.
Attrapées par la Gestapo, Juliette se fera tabasser, alors que sa sœur sera torturée
En 1943, à 16 ans, alors que sa mère vient d’être arrêtée, Juliette Gréco et sa sœur, en fuite à Paris, seront également attrapées par la Gestapo : Juliette se fera tabasser, alors que sa sœur sera torturée. Cette dernière sera déportée au camp de Ravensbrück avec leur mère.
Trop jeune pour faire de la prison, Juliette Gréco est relâchée par la Gestapo dans le XVIe arrondissement, sans un sou en poche. Elle se réfugie chez la seule personne qu’elle connaît à Paris, Hélène Duc, qui vit rue Servandoni, entre l’église Saint-Sulpice et le jardin du Luxembourg ; Duc va l’accueillir et lui passer des vêtements des garçons de la maison. C’est ainsi que la rive gauche va voir déambuler dans ses rues une gamine flottant dans un manteau gris trop large, en pantalon et souliers plats, les cheveux au vent.
Esprit de rébellion, simplicité, refus des codes
Sa frange raide et ses cheveux longs, comme sa dégaine féline et tout en noir, vont devenir le symbole des filles libérées et anti-establishment : des filles beatnik des années 1950 aux filles yéyé du Paris sixties en passant par les filles pop de Londres ou de New York, menées par la muse du Swinging London et de David Bailey, Penelope Tree, jusqu’aux filles hippies des seventies. Les jeunes gens modernes de la fin des années 1970 et du début des années 1980 (Elli Medeiros en tête) adopteront aussi son look.
Le cool français, c’est Gréco qui l’a inventé, ouvrant la porte aux Jane Birkin d’hier et aux Clara Luciani ou Caroline de Maigret d’aujourd’hui
Car le style Gréco, par cet esprit de rébellion qu’il incarne, sa simplicité, son refus des codes et de l’ostentation des bijoux, alors preuves de fric et de bourgeoisie, devient vite un marqueur de jeunesse et d’avant-garde pour chaque décennie, avant de se muer en classique intemporel. Le cool français, c’est Gréco qui l’a inventé, ouvrant la porte aux Jane Birkin d’hier et aux Clara Luciani ou Caroline de Maigret d’aujourd’hui.
Plus tard, vieillissant, la plus libre des libres a troqué ses fuseaux pour des robes longues, des tailleurs-pantalons, épaississant de plus en plus le trait d’eye-liner et le volume de mascara de ses yeux. Affirmant encore davantage ce qu’elle avait toujours été : Juliette Gréco, icône rock.
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