Ressortie en salles d’un des chefs d’œuvre de Marco Ferreri. Drôle, vachard, cruel et prophétique.
Tout – ou presque, heureusement – est dans le titre original de ce film non moins original : Une histoire moderne : la reine des abeilles (Una storia moderna : l’ape regina)… La reine des abeilles en question est une jeune bourgeoise romaine très belle et bigote, prénommée Regina (Reine, donc). Elle est l’héritière d’une famille très riche et un peu dégénérée qui possède notamment un très grand appartement derrière le Vatican.
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Alfonso (Ugo Tognazzi), lui, 40 ans, est un concessionnaire automobile florissant de la via della Conciliazione, à deux pas du Vatican. D’origine modeste, orphelin, il mène une vie de célibataire assez joyeuse et libre, toujours accompagné de son associé et ami Riccardo (joué par Riccardo Fellini, le frère de Federico). Il rencontre Regina, brûle de désir pour elle, mais elle veut rester vierge jusqu’au mariage. Et, Alfonso n’en peut plus.
Une fois marié·es, il s’avère que Regina est une amoureuse insatiable, et Alfonso le quadragénaire séducteur commence à avoir du mal suivre…
La chute de l’homme et la fin du patriarcat
Le Lit conjugal est un film extrêmement gonflé pour l’époque. Après Le bel Antonio de Mauro Bolognini (où Mastroianni, summum de la sexitude des années 1960 naissantes jouait le rôle d’un homme impuissant), Marco Ferreri et son génial comparse, le scénariste espagnol Rafael Azcona, s’attaquent à la figure du mâle italien. Mais ils embarquent dans le même mouvement la perversité d’une société dont les pulsions sont régulées par la tradition catholique.
Alfonso devient littéralement un étalon, et quand Regina tombe enceinte, lui n’est plus qu’un poids dont il faut se séparer. Il a fait ce pour quoi on avait besoin de lui : procréer.
Seulement là où l’on pourrait voir un fantasme misogyne très répandu (la femme qui ne s’intéresse qu’à la semence de l’homme), il faut plutôt voir l’une des obsessions de Ferreri, qui ne juge pas mais constate, en avance sur son temps, que le mâle dominant est en train de disparaître. Ferreri n’y voit aucun mal. Et la suite de sa filmographie théorisera de plus en plus la chute de l’homme et la fin du patriarcat.
La mise en scène et la direction d’acteur·trices maintiennent toujours (ou font semblant de l’y maintenir pour respecter les usages) le film dans le cadre de la comédie à l’italienne (avec ses personnages secondaires nombreux, croquignolets et désopilants) sans jamais tomber dans la thèse, parce que les acteur·trices (doit-on encore dire le génie de Tognazzi ? – d’abord flamboyant, drôle, puis misérable et pathétique), sont d’une totale sincérité, méconnaissant toute idée de distance, jamais porteur·euses d’un discours idéologique. Marina Vlady, en mante religieuse – pour rester dans le vocabulaire naturaliste – est magnifique et souveraine, dans sa totale opacité (c’est l’un de ses plus beaux rôles, sinon le plus beau).
Ferreri, extraordinaire observateur, filme merveilleusement un certain “art” de la séduction masculine : cette façon un peu veule et puérile d’insister sans insister, d’attendre de la femme, sans rien dire, qu’elle comprenne et qu’elle accepte de se laisser honorer. Un petit jeu pervers qui consiste à être à peu près certain qu’une femme soit nue (elle est allée se changer), avant de pousser la porte de la pièce où elle se trouve en lui disant : “N’aie pas peur”. Ferreri regarde ses personnages comme le fait Luis Buñuel : comme des êtres étranges dévorés sans le savoir par leur inconscient et dirigés par leur éducation.
Même si ce mot a été trop souvent galvaudé, Le Lit conjugal, fable très moderne, un film totalement jubilatoire, que l’on peut revoir des dizaines de fois sans jamais l’user. L’un des (nombreux) chefs d’œuvre de Ferreri.
Sur Ferreri, lire la monographie remarquable de Gabriela Trujillo intitulée Marco Ferreri, le cinéma ne sert à rien, Capricci, 2020, 18 euros.
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