Les Dardenne scrutent le parcours d’un ado musulman qui tombe dans le fanatisme. Un film magnifique où l’ampleur du propos s’appuie sur une observation aiguë des micro-événements, des gestes.
Le chatouillement d’une brindille peut-il changer une vie ? Cette épiphanie orne l’affiche du nouveau film des Dardenne, présenté en Sélection officielle et en compétition à Cannes en même temps qu’il sort en salle. Comment en douter quand les deux frères nous ont déjà prouvé, par le passé, qu’une chanson était capable de rendre son bonheur à une femme ? Nous parlons ici de Marion Cotillard fredonnant Petula Clark dans Deux Jours, une nuit. La beauté de leur cinéma tient à ces petites choses, ces infimes détails qui changent le cours d’un destin, déjouent la fatalité, produisent un choc, une révélation.
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Le Jeune Ahmed raconte le parcours trébuchant d’un adolescent résolu à accomplir le jihad. Pour ce faire, il a pris la décision d’assassiner une enseignante considérée par l’imam de son quartier comme “impure”, et se rend à son domicile, armé d’un couteau. Nous n’en dirons pas plus sur l’itinéraire de cet apprenti tueur, et n’en savons à peine davantage sur les motivations de ce jaillissement de violence absurde.
La quintessence du cinéma des Dardenne
Mais on sait depuis leurs premiers films que les deux Belges sont des moralistes. De Rosetta à L’Enfant, dont ce film creuse le sillon, ils observent les rouages à l’œuvre dans l’absence d’empathie de leurs personnages, puis leur humanisation progressive, vers un possible pardon. Au fond, tous leurs films sont religieux. C’est pourquoi ce Jeune Ahmed, par son sujet même, incarne comme une quintessence de leur cinéma. Du “pur” Dardenne.
Mais ne pas vouloir justifier un crime ou un délit ne signifie pas pour autant gommer l’ADN social des êtres. A travers quelques scènes familiales, on comprendra que l’enfance d’Ahmed a été traversée par la précarité économique, les problèmes d’alcool d’une mère et l’absence d’un père qui n’inspire que mépris à son fils, saisit-on encore au détour d’une pique sur ce géniteur qui se serait « écrasé ». Fait plus déterminant encore, Ahmed est une boule d’hormones adolescentes, un garçon qui vit mal sa puberté et cache son mal-être derrière des lunettes (ce qu’il ne supporte pas, d’ailleurs, tient à son désir subi pour une figure maternelle qu’il faut dès lors éradiquer par la pulsion meurtrière). La violence sera le résultat de ce difficile coming of age.
Le corps et le geste
Le Jeune Ahmed se tient sur cette très fine ligne de crête entre vice et innocence, délicatesse et brutalité. Ce jeune acteur incroyable (Idir Ben Addi) arrive à nous bouleverser par sa candeur juvénile (la lèvre supérieure délicatement ourlée), puis, en un instant, par un regard en biais vers sa proie, à nous glacer les sangs. Ces yeux-là existent dans les films de Pasolini, ce sont ceux de Judas, doté du même strabisme convergent, dans L’Evangile selon saint Matthieu. Le diable est dans les détails.
Les Dardenne ne s’emparent pas du sujet religieux sur le terrain de la croyance, mais du geste : rituel de la prière, ablutions, récitation du Coran, visionnage de vidéos sur internet… À travers cette approche sensible, ils reconnectent le jeune héros à son corps, à la nature, au regard de l’autre et à son désir. Cela sans effort apparent. Mais avec la douceur d’une caresse ou d’un premier baiser. Le point d’achèvement du film serait donc ce merveilleux paradoxe, d’une rédemption trouvée dans l’hérésie.
Le Jeune Ahmed de Luc et Jean-Pierre Dardenne, avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud (Bel., Fr., 2019, 1 h 24)
Sélection officielle, en compétition
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