Sortie de la première version restée inédite du Grand sommeil d’Howard Hawks : histoire toujours aussi opaque et séquences aussi étincelantes.
Le Grand sommeil se distingue des habituelles ressorties : nous ne découvrons pas cette fois-ci la remise à neuf de l’image et du son d’un chef-d’oeuvre (comme Vertigo) ni le director’s cut d’un film maudit (comme Pat Garrett et Billy the Kid ), mais la première version jamais sortie d’un classique du film noir hollywoodien par un cinéaste emblématique de la politique des auteurs.
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Le Grand sommeil, d’après un roman de Raymond Chandler, adapté par William Faulkner, Leigh Brackett et Jules Furtman, permettait à Jack Warner de réunir à nouveau devant la caméra d’Howard Hawks le couple Bogart/Bacall, qui avait fait des étincelles l’année précédente dans Le Port de l’angoisse. Terminé en mars 1945, le film patienta pourtant dix-huit mois sur les étagères du studio avant d’être distribué, et cela pour deux raisons : ce thriller sans référence avec la Seconde Guerre mondiale n’avait pas la priorité sur les films de propagande produits par la Warner et qui devaient impérativement sortir avant la fin du conflit. Mais surtout, Lauren Bacall venait de tourner Confidential agent, un grave échec artistique et commercial. Après avoir ébloui le public et la critique aux côtés de Bogart, de sérieux doutes se faisaient entendre sur ses talents d’actrice.
L’initiative d’un nouveau montage du Grand sommeil, susceptible de valoriser davantage Bacall, provient de son agent (et celui d’Hawks) Charles K. Feldman, un des hommes les plus influents d’Hollywood, qui réussit à convaincre Jack Warner de tourner de nouvelles scènes avec le couple, « aussi agressives et provocantes que dans Le Port de l’angoisse ». C’est ainsi qu’Howard Hawks filma un an après la dernière prise des scènes additionnelles, parmi lesquelles la célèbre conversation au restaurant, modèle de double sens, où Bacall et Bogart parlent de sexe en termes de course de chevaux. Warner souhaitant que le film conserve sa durée initiale (114 minutes), ces modifications entraînèrent des coupes à l’intérieur du film. Aujourd’hui, ce premier Grand sommeil est accompagné d’une introduction de Robert Gitt, restaurateur au UCLA Film Archive, qui convie les spectateurs à rester à la fin de la projection afin de se livrer avec lui à un érudit jeu des sept erreurs où, bobine par bobine, la moindre différence entre les deux versions est minutieusement relevée.
Si la pratique du remontage et de la reprise du tournage est relativement courante sur des films victimes d’accidents de parcours ou de projections tests catastrophiques, il est très rare qu’un film considéré par tous comme excellent subisse un tel traitement, symptomatique du poids du star system de l’époque. Hawks, grand prince, sort vainqueur de cette manoeuvre de studio. D’une part, les deux stars insistèrent pour que ce soit lui qui tourne les nouvelles scènes ; d’autre part, Hawks accepta sans rechigner car il savait très bien que le résultat final n’en subirait aucun dommage ; il avait construit son film comme un agencement de scènes quasiment autonomes, qui lui permettait de captiver le public malgré une histoire très complexe, à la limite de l’incompréhensibilité. « C’était la première fois que je faisais un film en décidant une fois pour toutes que je n’aimais pas expliquer les choses. J’allais juste essayer d’avoir de bonnes scènes » (in Hawks par Hawks de Joseph McBride).
Les bonnes scènes, Le Grand sommeil les accumule. C’est un enchaînement implacable d’affrontements, plus souvent verbaux que physiques, dessinant un véritable labyrinthe qui nous plonge dans les ténèbres (pas grand-chose à voir avec le cinéma américain récent qui n’a retenu que la moitié de la leçon hawksienne l’histoire n’a plus grande importance, mais le spectateur a trop souvent dix minutes d’avance sur les protagonistes). Perdu le sens, que reste-t-il ? Hawks réalise avec Le Grand sommeil la plus belle étude comportementale qui soit, où s’expriment idéalement ses deux obsessions majeures : le professionnalisme Marlowe mène jusqu’au bout une enquête dont lui et Hawks n’ont que faire et l’intelligence, qui caractérise aussi bien l’action du héros hawksien que son discours amoureux.
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