Tout commence par le fleuve. La caméra glisse au fil de l’eau, survole les berges escarpées, des femmes font leur lessive en chantant, des hommes les regardent : l’un d’eux dit que “l’on finit toujours par revenir aux origines”. Le fleuve sera donc le n’ud central de l’affaire, la métaphore topographique et temporelle du film, […]
Tout commence par le fleuve. La caméra glisse au fil de l’eau, survole les berges escarpées, des femmes font leur lessive en chantant, des hommes les regardent : l’un d’eux dit que « l’on finit toujours par revenir aux origines ». Le fleuve sera donc le n’ud central de l’affaire, la métaphore topographique et temporelle du film, le lien physique, mental, organique, immémorial unissant les personnages. Car le petit peuple des berges naît, vit et meurt par le fleuve… Mais patience. Pour le moment, le Douro déroule paresseusement ses anneaux d’or, la lumière de l’été est radieuse et Carolina la garde-barrière épouse Antonio le capitaine de la péniche.
Paulo Rocha enregistre voluptueusement ce son et lumière naturel, capte le moindre bruissement des hommes et de la nature à l’unisson, compose
un majestueux chant du monde évoquant le Renoir cosmogonique de Partie de campagne ou… du Fleuve. Et pourtant, quelque chose cloche dans ce qui ressemble a priori à une merveilleuse peinture pastorale. Est-ce parce qu’Antonio dialogue avec les fleurs ? Est-ce l’âge relativement avancé des nouveaux mariés ? Ou alors les regards lourds de silence de Carolina ? Ou encore la
tension induite par la durée des plans ? Toujours est-il que, sous la surface d’un panthéisme idyllique, un mystère rôde, une menace sourd.
Il faut dire aussi que, contredisant la tranquillité solaire des images, les chants populaires qui scandent le film comme un chœur grec ne parlent que de crimes de sang, de tragédies de la chair et du cœur. « A force de parler de choses horribles, elles finissent par arriver. » Mélita, la jeune nièce d’Antonio, manque de se noyer. Antonio la sauve. Carolina est jalouse. Au cours d’un voyage à Porto, Carolina et Mélita rencontrent Zé, trafiquant de bijoux. Zé « voit » le passé terrible de Mélita et s’enfuit : dans une vie précédente, la douce jeune fille aurait tué son amant et peint la chambre de leurs amours avec son sang. Un collier d’or passe de main en main. Les couples se défont et se recomposent, les passions s’attisent, les jalousies s’aiguisent… Petit à petit, sans se presser, sur le faux rythme émollient du village fluvial, Rocha noue les fils de son mélodrame (au sens originel de drame en musique, comme au sens plus général de tragédie mettant aux prises des personnages ordinaires), instille tranquillement la violence, éclabousse son petit théâtre de verdure de quelques gouttes de sang. On est passé du Renoir bucolique de Partie de campagne à celui plus âpre de Toni. Mais dans le tiers final, extraordinaire, Rocha quitte définitivement les rivages renoiriens pour aller jusqu’au bout de la logique maléfique des chants qui semblent gouverner ses personnages et structurent son film.
Suspendu entre l’horreur triviale d’un bain de sang et l’élévation magique d’une maison qui décolle dans les airs, le film brouille alors tous les repères et emballe le spectateur entre fait divers rural et romanesque, naturalisme et surnaturel, lyrisme opératique et sécheresse théâtrale, sensualité et mise à distance, la mise en scène se chargeant d’unifier le tout vers un unique foyer de croyance. Ce fleuve est vraiment hanté, et ses habitants placés sous l’empire de sortilèges anciens, de légendes ancestrales colportées de siècle en siècle par les chanteurs de rues. Ce qui est beau, c’est la façon dont Rocha, alchimiste moderne, cousin de Ripstein, nous transmet la croyance de ses personnages ainsi que sa propre mémoire d’enfant marqué par ces chants d’outre-monde qu’il entendait dans la gare de Porto. Ainsi, nous, spectateurs contemporains, ne croyons pas nécessairement à toute cette magie noire, mais nous croyons à la croyance des protagonistes et adhérons ainsi au film et à ses sortilèges.
Si l’on devait trouver des équivalents à l’univers magique du Fleuve d’or, c’est vers le sud des Etats-Unis que l’on se tournerait : romans de Flannery O’Connor ou de Toni Morrison, histoires méphitiques du blues, vie et légende de Robert Johnson. Entre réalité et légende, il existe une frontière sans cesse brouillée par ce film stupéfiant où tout finit au fond du fleuve, par une image flottante resurgie de chez Laughton et Hitchcock.
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