L’enfance de l’art. En filmant le quotidien d’un village reculé de Kirghizie, Aktan Abdykalykov remet en scène ses propres souvenirs d’enfance. Le Fils adoptif, merveille d’équilibre entre maîtrise formelle et témoignage d’une réalité vibrante, retrouve la simplicité et les vertus d’un cinéma originel. Régulièrement débarque sur nos écrans un film ou un cinéaste qui réinstaure […]
L’enfance de l’art. En filmant le quotidien d’un village reculé de Kirghizie, Aktan Abdykalykov remet en scène ses propres souvenirs d’enfance. Le Fils adoptif, merveille d’équilibre entre maîtrise formelle et témoignage d’une réalité vibrante, retrouve la simplicité et les vertus d’un cinéma originel.
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Régulièrement débarque sur nos écrans un film ou un cinéaste qui réinstaure un rapport virginal entre le spectateur et le cinéma, qui réinvente la sensation de « première fois », qui renouvelle une conception ontologique, bazino-rossellinienne pour aller vite, où le septième art, vieille carne fourbue ou mode d’expression en perpétuelle mutation, redevient cette chose très simple : une formidable machine à enregistrer le monde et à le redonner au spectateur. Généralement, ces films et ces cinéastes viennent de contrées lointaines, tant sur le plan géographique que politique ou culturel. Ainsi, loin de notre ethnocentrisme franco-américain où les cinéastes semblent déjà tout connaître du cinéma et des images avant de tourner leur premier mètre de pellicule, il y eut l’Iran, puis aujourd’hui le Kazakhstan (Omirbaev), la Chine populaire (Jia Zhang Ke), et cette semaine, le Kirghize Aktan Abdykalykov et son superbe Fils adoptif.
Entre chronique d’enfance et récit initiatique, Le Fils adoptif (à la teneur très autobiographique selon le cinéaste) montre les journées d’un jeune garçon adopté à sa naissance dans un village paysan d’Asie centrale. On voit aussi les grands-mères qui psalmodient les rituelles prières païennes quand un petit vient au monde, qui malaxent des galettes de fumier, les pères qui travaillent aux champs, les enfants qui découvrent le monde, se livrent à toute une série de jeux et de farces, assistent à quelques séances de cinéma ambulant en plein air et s’éveillent à la sexualité.
Narrativement, Le Fils adoptif n’est pas construit sur une dramaturgie événementielle classique mais plutôt sur une série de saynètes, sur des blocs de temps qui se succèdent. « Je fais des films « sans thème », explique le cinéaste. Ils font peut-être partie d’un genre cinématographique que l’on pourrait appeler « athématique ». Quand on écrit un scénario, on essaie de s’en tenir à une ligne traditionnelle du sujet ; mais en ce qui concerne les émotions, elles commencent à naître uniquement au moment du tournage. J’aime que le cinéma soit vivant, qu’il soit en processus de développement permanent : c’est-à-dire que je n’essaie pas d’illustrer un scénario par des images, même si j’essaie de suivre une ligne dramaturgique minimale. Le montage est également une étape fondamentale. Pour prendre une analogie, c’est comme un fil sur lequel on enfile des perles. Mises bout à bout, ces perles finissent par former un collier, même si chaque perle est différente. »
Le film s’organise autour d’une série de « perles » contradictoires ou complémentaires : les anciens et les jeunes, le mouvement de gamins pleins de vitalité et l’immobilisme des gestes et rituels ancestraux, le désir centrifuge d’un enfant qui au lieu de vouloir échapper à sa famille cherche au contraire à l’intégrer totalement, la volonté d’appartenance à sa communauté… Le tout est cimenté par un motif récurrent (la terre) et par la mise en scène d’Abdykalykov. La terre est présente tant sur le plan culturel, métaphysique (les prières du début, l’idée d’une communauté très ancrée dans ses pratiques) que dans ses déclinaisons les plus matérielles (les boules de fumier, les enfants qui prennent des bains de boue ou sculptent un corps de femme avec de la glaise).
Pourtant, le film évite le pensum ethnographique et Abdykalykov se défend de tout exotisme : « Les rites sont très traditionnels, mais je n’ai aucunement recherché quelque chose d’archaïque. Ces traditions sont toujours contemporaines, elles sont le quotidien des paysans d’aujourd’hui. Ça peut paraître exotique sous certains aspects, mais j’ai placé mon histoire dans un petit village et, dans ce genre de lieu, on essaie de préserver ses rites et ses traditions. Il me semble que cette règle existe chez tous les peuples. Ce qui est certain, c’est que je n’ai jamais pensé que je filmais tout ça pour un spectateur occidental. Les boules malaxées par les grands-mères sont du fumier de vache : elles servent ensuite au chauffage. Je voulais cette image des grands-mères qui, à partir de la merde, font quelque chose de bon et d’utile. Seules les grands-mères arrivent à consolider le début des histoires de famille. »
Par-delà les thèmes et le contexte de l’histoire, c’est le regard du cinéaste qui étonne et émerveille. Abdykalykov a trouvé l’équilibre idéal entre la spontanéité de l’enregistrement et la composition esthétique : ainsi, Le Fils adoptif est admirablement travaillé tant sur le plan visuel que sonore, mais ce travail formel ne tue jamais la vie et la présence de ce qui est filmé. Une des énigmes de ce film en noir et blanc réside néanmoins dans l’inclusion de certaines séquences en couleurs, choix qui ne se justifie ni par des sauts temporels ni par des passages oniriques. « Je suis peintre décorateur de formation. J’accorde donc une grande attention à l’image et à la dramaturgie de la couleur. Quand on se remémore son enfance, il me semble naturel que le film qu’on en retire soit en noir et blanc. Mais on conserve certains moments en couleurs. Par exemple, l’argent de ma grand-mère a toujours été en couleurs dans ma mémoire ; de même, la jeune fille dont on est amoureux reste toute la vie en couleurs dans la mémoire. »
Avec son visage rond, ses traits asiatiques, sa petite moustache et son oeil malicieux, Aktan Abdykalykov rappelle le personnage de Kurosawa, Dersou Ouzala. Quand on lui demande comment il fait pour être cinéaste dans le désordre socio-économique d’un petit pays postsoviétique, le cinéaste ne semble ni très inquiet ni très abattu : « La situation économique est difficile. Depuis sept ans que nous sommes indépendants, c’est la première fois qu’un grand film kirghize voit le jour avec l’argent de l’Etat (et celui du fonds économique du CNC français). Beaucoup de gens en Kirghizie ont des aspirations artistiques… j’ai peut-être eu plus de chance que les autres. D’autres cinéastes pourraient représenter le cinéma kirghize aussi bien que moi. Le Fils adoptif n’est pas encore distribué en Kirghizie. Il y a eu néanmoins des avant-premières ; les salles étaient pleines, le film a été très bien accueilli. Sur un plan plus général, il faut considérer la situation dans l’espace ex-soviétique. Tant que la situation économique et politique ne sera pas meilleure, les gens auront d’autres soucis en tête que le cinéma. Cette situation ne me décourage pas, au contraire. On se sent plus agressif, dans le bon sens du terme. Et puis je connais peu d’artistes qui se motiveraient uniquement sur le succès ou l’aspect quantitatif de la distribution de leur film je parle évidemment des vrais artistes ! Le but prioritaire d’un artiste est de trouver une expression personnelle, indépendamment des conditions extérieures. »
Et quand on s’enquiert de ses influences cinématographiques et culturelles, sa ressemblance avec Dersou Ouzala n’est plus simplement d’ordre physique : « Enfant, j’étais fasciné par les films indiens. Petit, on croit tous aux contes : les meilleurs contes cinématographiques de mon enfance étaient faits par les Indiens du moins parmi ceux que l’on voyait. Mais je ne crois pas que ces films m’aient influencé et poussé à devenir cinéaste. Je devais avoir en moi une sorte de base créative. Je suis devenu cinéaste par hasard. J’ai commencé par le dessin et la peinture ; mais les arts décoratifs sont trop statiques. J’avais envie d’aller au-delà. De ce point de vue, le cinéma reste irremplaçable. Je ne suis pas un bon spectateur, je vois peu de films. Ce n’est pas de la prétention. Compte tenu que j’habite en Kirghizie et que je n’ai pas de formation sur le plan cinématographique, j’ai vu peu de choses. C’est devenu une habitude : je n’ai pas envie de voir, parce que j’ai l’impression de perdre mon temps. Je ne sais pas si j’ai raison, mais c’est comme ça. Je préfère voir la vie s’écouler. Si j’ai envie d’écouter de la musique par exemple, je l’écoute dehors, j’écoute les gens chanter, ou les oiseaux. Si vous avez écouté attentivement mon film, vous avez remarqué qu’il n’y a pas de musique, seulement des sons, des bruits et des dialogues. Est-ce qu’il vaut mieux lire un livre ou regarder ce qui se passe dans la vie ? Est-ce qu’il vaut mieux écouter un disque ou écouter le bruit de la nature ? Moi, je préfère écouter et regarder la vie. »
Cet écoulement ontologique de la vie semble imprégner chaque plan du Fils adoptif. Pourtant, le film s’ouvre et se clôt sur deux scènes à la fois identiques et différentes. Un tapis coloré filmé de haut, à la verticale : en ouverture, les mains des mamies s’affairent sur ce tapis avec un nouveau-né ; en clôture, on voit les mains du nouveau-né, désormais âgé d’une quinzaine d’années, jouant à l’élastique avec sa copine. D’un côté, les anciens, dépositaires de pratiques immémoriales, un événement solennel ; de l’autre, la nouvelle génération, un jeu dérisoire ; des deux côtés, le même tapis, symbole immuable d’une permanence des choses. La preuve que ce film qui semble ouvert et aléatoire a été contrôlé en douceur de bout en bout. Entre les deux bouts, on aura senti le passage du temps et l’élégance suprême d’un cinéaste qui aura su brider sa grande maîtrise pour rester aux aguets du monde qui s’offrait à son regard.
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