À la fois âpre et cruel, Le Droit du plus fort (1975), réalisé par R.W. Fassbinder, lève le voile sur les blessures individuelles et place son personnage face à la brutalité d’un monde qui le domine.
Franz Biberkopf, alias Fox, perd son emploi de forain lorsque son amant employeur est arrêté par la police. Le théâtre ambulant ferme mais le destin lui sourit. Il gagne 500 000 marks à la loterie, une somme qui attire aussitôt l’intérêt d’Eugen (Peter Chatel), le fils d’un industriel aux bonnes manières. Tout les oppose, l’un est issu de la classe prolétaire, il est orphelin, l’autre est bourgeois et héritier. Fox s’éprend d’Eugen et cet amour, qui passe par une ascension sociale impossible, le mènera à sa perte.
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Le regard coupable
Par ce film cinglant, Fassbinder, qui interprète lui-même le rôle de Franz avec une extrême sensibilité, nous invite à regarder le désir naissant, l’amour puis la désillusion de ce personnage tragique. En adoptant le point de vue de Franz, la caméra nous immerge et parfois de façon virulente, dans la société bourgeoise. Toute la dynamique du film inscrit ce rapport de domination vis-à-vis de Franz, qui cherche à s’intégrer et à gravir cet univers aux côtés d’Eugen. La cruauté du cadre réside parfois dans le simple fait que Franz tente de monter un escalier mais la caméra en plongée, le domine complètement.
Le désir occupe également une place prédominante, en témoigne ces plans « ceintures » qui ont la particularité de se placer à la hauteur du sexe, stimulant ainsi toute l’atmosphère sensuelle du film. Au cours d’une soirée mondaine, Franz observe les invités, lui l’étranger dans le cadre. L’oncle Max regarde Franz et le contre-champ sur un plan « ceinture » convoque le désir du dominant pour le dominé.
Le corps consommé
Dans Le Droit du plus fort, tout est consommable : les corps, l’argent et ce jusqu’à épuisement. Car ce qui anime véritablement Eugen, ce n’est pas tant le corps « sale » de Franz mais plutôt l’argent qu’il possède. L’attention de l’image sur les corps, le plus souvent masculins, accroît le clivage social entre les personnages. Ce clivage se prolonge aussi dans l’attitude corporelle de Franz, « les pieds sales » et d’Eugen, raffiné, parfumé.
Aveuglé par ses sentiments, Franz adopte les manières bourgeoises mais son attitude le trahit face aux dominants. Le corps du paria tente d’être dissimulé derrière un masque qui ne tient pas. À l’image de cette terrible séquence où Franz, qui pour échapper au malaise pendant un dîner avec ses beaux-parents, va faire une plaisanterie. Silence plombant, Franz, endimanché, n’a d’autre choix que de sortir de table, du cadre. C’est un sentiment vertigineux qui se construit autour de Franz, qui par mimétisme, essaye de s’adapter aux coutumes de la classe bourgeoise sans y parvenir.
« Le patron et la reine de la loterie »
Qui d’autre mieux que Fassbinder a dépeint la figure du marginal ? Porté par un souffle politique, Le Droit du plus fort est comme un voyage dans l’abjection, celle de Franz qui par amour va perdre son humanité et se retrouver relégué au statut de marginal par les dominants, ici incarnés par Eugen. Le destin social de Franz est dès le départ tout tracé et la caméra assure l’isolement et l’écrasement de ce personnage. La mise en scène carcérale multiplie les surcadrages desquels se dégage une impression d’étouffement sur Franz, qui cherche vainement sa place.
Une fois entiché d’Eugen, ce dernier façonne Fox à son image et le transforme en un monstre fabuleux. Comme une chimère, Franz est tiraillé entre l’imaginaire, son idéal social, et la réalité, sa condition à laquelle il ne peut échapper. Abandonné, Fox est retrouvé mort et le dépouillement de son corps par des enfants et le désintérêt de l’oncle Max face à cette découverte, illustrent très justement toute la cruauté qui s’exerce sur ce paria. Fassbinder parvient toutefois à sublimer la dépouille de Fox, en mettant en valeur son surnom « Fox », brodé dans le dos de sa veste en jean. Même mort, son nom scintille comme une étoile, résonne dans ce décor bleu glacial.
Le Droit au plus fort est une critique radicale de la bourgeoisie à travers les illusions de la vie d’un couple. Le regard de Fassbinder se pose sur les exclus, les parias de la société contemporaine et sa voix s’imposent contre un système qui les ostracise. Cette voix si particulière prend forme à travers un langage cinématographique qui rend compte de la déroute d’un homme, Franz, tombé amoureux d’un idéal. Il est souvent terrifiant au cinéma ou dans la vie, de suivre le récit d’un idéal car il nous rappelle au combien il est dangereux de vouloir l’atteindre. Avec ce film à fleur de peau, Fassbinder interroge les mensonges du monde qui se cachent sous l’hypocrisie sociale et politique.
Le Droit du plus fort de Rainer Werner Fassbinder, disponible sur LaCinetek.
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