Inspiré par un écrivain dandy oublié, Le Doux Amour des hommes transpose des personnages de la fin du XIXesiècle dans le début du XXIe. Pari audacieux et superbement relevé par Jean-Paul Civeyrac: un beau film français. Ça ne s’arrêtera donc jamais…”, lâché dans un soupir exaspéré, on les entend déjà… Sans se lasser, le cinéma […]
Inspiré par un écrivain dandy oublié, Le Doux Amour des hommes transpose des personnages de la fin du XIXesiècle dans le début du XXIe. Pari audacieux et superbement relevé par Jean-Paul Civeyrac: un beau film français.
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Ça ne s’arrêtera donc jamais… », lâché dans un soupir exaspéré, on les entend déjà… Sans se lasser, le cinéma français surtout quand il est encore « jeune », le bougre racontera toujours des histoires de soupentes et de dandys, de mal d’aimer et de passions funestes, de beaux jeunes gens tristes et d’apprentis littérateurs qui se la jouent grave. Du Quartier latin, arpenté en tous sens de Rue de l’Estrapade de Jacques Becker à Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin, le territoire s’est déplacé vers l’est, du côté du xxe arrondissement.
Vaguement estudiantine (il est une fois question de cours auxquels Raoul ne va plus, évidemment), la population du Doux amour des hommes se déplace en meute, fréquente les mêmes cafés « branchés » (cette façon d’appeler un serveur « bébé »…), se consomme beaucoup en ricanant de son endogamie naturelle, utilise quelques mots d’anglais comme signes de reconnaissance (« Right ! »), et fomente une revue intitulée Barouf (comprendre Vacarme ?). Les garçons sont beaux et énervants, les filles jolies et faciles, ça baise sec mais c’est malheureux quand même ; et l’argent n’est pas de ce petit monde, le travail non plus.
Quand on aura ajouté que le héros de cette affaire n’est pas d’un abord très sympathique, le spectateur potentiel sera dégoûté d’avance et les grands vainqueurs nationaux de l’année écoulée pourront reprendre leurs sempiternels discours quant à la lassitude du public qu’eux seuls connaissent, le matraquage aidant devant tous ces « petits films français » aussi prétentieux que complaisants. Sauf que non, ce préambule décourageant n’était qu’une ruse, et Le Doux Amour des hommes, quatrième film de Jean-Paul Civeyrac, est un beau film, le premier beau film français de l’année.
Parce qu’il a le sens du détour et du décalage. Loin de prétendre peindre l’état et le discours amoureux d’une certaine jeunesse contemporaine, plus ou moins fantasmée, Civeyrac que je pressens pas « branché » pour deux sous n’a aucune intention naturaliste. Et son film a la grâce de l’invariance. Si les décors et les costumes, les corps des comédiens, l’usage intensif du téléphone portable et quelques vues de Paris pourront être utiles aux ethnologues du futur, tous ces éléments sont traversés par des sentiments, des états d’âme, littéralement, qui sont empruntés à un autre temps, une autre langue. Celle d’un écrivain bien oublié, Jean de Tinan, autrefois réédité chez 10/18 par Hubert Juin dans sa collection « Fins de siècles ».
Mort en 1898, à 24 ans, ce Tinan était un dandy, grand admirateur de Barrès, ami de Pierre Louÿs et d’André Gide, et auteur d’une œuvre à la fois légère et fiévreuse, avec un héros récurrent, Raoul de Vallonges. Civeyrac dit s’être inspiré principalement d’un livre de Tinan, Penses-tu réussir ! : « Tinan se raconte à travers le personnage de Raoul, poète et noctambule, qui souffre de passer à côté de l’amour avec un grand A. Tout un chapitre est consacré à une jeune prostituée malade, Jeanne, que Raoul essaie d’aimer. A un moment, ils partent dans un chalet, elle se lasse vite, s’en va et finalement meurt. C’est le plus beau chapitre du livre, et le film en est largement inspiré. » Un autre texte de Tinan s’intitule Document
sur la difficulté d’aimer. Voilà pour le thème, éternel.
Le héros du film de Civeyrac s’appelle donc Raoul Vallonges, la particule a sauté, et il vient de publier un recueil de poèmes, Noctambulismes, un autre titre de Tinan. Raoul est donc un fantôme,
un revenant, un personnage de la fin du xixe siècle réincarné au début du xxie, un avatar déplacé. Nul besoin de ces références pour apprécier le film, qui tient son pari de rester toujours élégant sans jamais tomber dans la préciosité littéraire. Mais le choix de ce matériau, dont il s’agissait d’éprouver la validité, explique le lyrisme un peu lointain qui irrigue Le Doux Amour des hommes.
Après avoir choisi des personnages aussi évanescents que distants, qui peinent à s’attacher au monde et à remplir leur vie, Civeyrac se devait de les réincarner, de leur trouver de nouveaux corps. Alors qu’ils ne cessent de douter de leurs sentiments, voire de leur existence même tant elle est indécise, le film leur accorde une grande part de sensualité. Comme eux, il prend le parti de la volupté pour les sortir de leur néant. Mais si le sensualisme des personnages est trop nettement affirmé pour ne pas cacher une fêlure et devient l’expression douloureuse de leur sécheresse de cœur, celui du film se déploie avec une force peu commune. Les corps féminins sont magnifiés, et Civeyrac parvient à redonner vie à des images aussi usées qu’une main devant des bougies ou un feu de cheminée, en tenant le pari risqué d’affronter un décorum romantique qui ressuscite sous nos yeux.
Raoul ne cesse de répéter qu’il est « un Pierrot de comédie italienne », qui ne fait que mimer la passion, le regret du premier amour, la souffrance, l’ambition littéraire et l’écriture elle-même. « Ils se savaient capables de tous les snobismes sans bêtise, et le souci de l’émotion méthodique leur permettait d’aimer leur vie comme un objet d’art », écrit Tinan à propos de Raoul et sa petite bande. Toute la générosité du film consiste à enregistrer sans ironie cette bâtardise fondamentale tout en la modulant. Fidèle au titre presque impossible qu’il a choisi, Civeyrac regarde ses créatures avec une grande douceur, un amour dénué de tout jugement. Il leur accorde une épaisseur humaine qu’eux-mêmes se nient et filme leur fragilité avec l’ampleur du Scope, leur permettant ainsi d’accéder au statut de héros.
Cet emploi de l’écran large, étonnant quand il s’agit de filmer des sentiments ténus plutôt que des actions fortes, contraste avec l’exploration de la sphère intime et confère au film une bonne part de sa singularité. Les corps et les visages deviennent flottants dans l’espace, décidément peu sûrs de leur matérialité, et ils passent de plan en plan avec toute la fluidité requise, comme des spectres à la recherche éperdue d’un point d’ancrage, d’une histoire d’amour dont ils seraient enfin les acteurs plus que les spectateurs.
Le Doux Amour des hommes est l’histoire d’une quête, où des chevaliers à la jolie figure cherchent le Saint-Graal amoureux sans se départir d’un certain cynisme et sans trop se plaindre, dandysme oblige. Mais si le film est baigné de spiritualité son rapport à la nature, filmée comme un mirage scintillant, un paradis perdu qui n’en finit plus de s’éloigner , il ne prêche rien et suit ses âmes errantes avec un juste dosage d’empathie et de distance. Comme si Civeyrac avait inventé un étrange alliage entre chaud et froid, retenue et lyrisme, éloignement et proximité.
Alors qu’un rien suffirait à le faire basculer dans la moquerie, le spectateur de cet objet si singulier ne peut qu’admirer son sens de l’équilibre, sur le fil du rasoir du ridicule, toujours dans le risque maximal, mais sans exhiber sa témérité. De Tinan à Mallarmé en passant par Leopardi, ils sont venus, ils sont tous là. Ces lourdes références culturelles passent pourtant sur le film comme l’eau sur les plumes d’un canard : elles le lissent sans l’alourdir, le nourrissent sans le gaver. Film d’hiver, où les couleurs s’estompent dans un dégradé de gris et de bruns (magnifique photographie de Céline Bozon), Le Doux Amour des hommes traite son sujet en traçant une forme d’un souverain classicisme. Et c’est en évitant la fièvre et le pathos qu’il parvient à nous toucher infiniment.
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